Feuilleton69Couv

L’école de la République a une odeur. Un mélange de poudre de craie, de colle blanche, de gommette et de Monsieur Propre « senteur pin des Landes ». Depuis cinquante ans, tout ou presque a changé dans l’école. Sauf cette odeur paisible.

L’école de Lagrasse joue depuis de très nombreuses années un rôle déterminant dans la longue histoire du village et de ses étrangers. Mais c’est en 2001 que cette histoire a véritablement basculée…

classe videAu mois de février, le Centre d’accueil de la Place de la Bouquerie ouvre une nouvelle fois pour accueillir des réfugiés (voir l’histoire du Cada dans le premier épisode, Corbières Matin n°67). Ceux-là sont kurdes, et ils viennent de l’East Sea, un bateau échoué volontairement quelques jours plus tôt sur la côte varoise avec 908 réfugiés à bord. Le Cada ouvre, et ne refermera plus.

A l’arrivée de ces familles kurdes, une question se pose, très rapidement : la scolarité est obligatoire en France pour tous les enfants de moins de seize ans, d’où qu’ils viennent, et quelle que soit la situation de leurs parents. Il faut donc, ici, à Lagrasse, prévoir de la place à l’école pour la vingtaine de gosses qui viennent d’arriver…

VSD_Cada1

Dans le numéro du 2 mai 2002, l’hebdomadaire VSD, dont un journaliste est venu réaliser un reportage sur l’installation des kurdes à Lagrasse, cite Florence Dubrulle, l’institutrice à qui l’on a confié, quelques mois plus tôt, la « classe du Cada ». « Au delà des résultats, ils sont volontaires et assidus. C’est un plaisir d’arriver chaque matin et de sentir dans leurs regards leur envie d’être là… »

Quinze ans plus tard, Florence s’occupe toujours de la « Classe d’Initiation pour les élèves allophones », ceux dont la langue maternelle n’est pas le français. Les « enfants du Cada » sont tous là, mais aussi des gosses de parents étrangers installés à Lagrasse, anglais, australiens, portugais ou allemands…

Premier but, apprendre le français à tous ces enfants. Comme on apprendrait une seconde langue, mais aussi une langue pour apprendre tout le reste, la vie et les sentiments, dans ce pays où ils vont désormais vivre…

« Une des choses les plus importantes, ajoute Florence, c’est la manière dont on les accueille. Quand on imagine tout ce qu’ils viennent de vivre, ce qu’ils ont encore dans la tête, et qu’ils arrivent dans ce village, ballotés par le destin de leurs parents, on se doit de les accueillir le mieux possible. Qu’au moins ils se sentent attendus, désirés, et que l’école leur semble un lieu où ils pourront être en paix, considérés, responsables… Mais il faut aussi accueillir les familles. Qu’elles sentent elles aussi que leur enfant est attendu dans cette école… »

Dans la classe de maternelle, Carine note aussi une différence : « En soi, la maternelle, c’est un moment compliqué pour les enfants. C’est la séparation d’avec le cocon familial, la mère surtout, et la découverte des autres… Là, je me retrouve avec des enfants petits qui ne comprennent pas ce qu’ils font là, et à qui, en plus, tu ne peux rien expliquer parce qu’ils ne te comprennent pas quand tu leur parles. C’est assez violent, pour eux… »

Anne Banastier est la directrice de l’école de Lagrasse. Elle est arrivée ici en 1999, alors que la classe d’initiation venait d’être créée : « Bien sûr, on a la possibilité de faire appel à des médiateurs, envoyés par le Rectorat, qui font office d’interprètes, et nous aident à communiquer avec les enfants. Le problème avec les réfugiés, c’est qu’on est le plus souvent prévenus deux ou trois jours avant leur arrivée, trop tard pour mettre en place ce type de dispositif… Mais les problèmes viennent aussi de la grande disparité des enfants que nous recevons, il y a des gosses qui arrivent après un début de scolarité tout à fait normale, d’autres qui n’ont jamais été scolarisés dans leur pays, à cause de la guerre, d’autres qui sont allés à l’école de façon très irrégulière, au gré de leur périple… Dans une même classe, et au même âge, il peut y en avoir qui ont eu une scolarité tout à fait normale, et d’autres qui ne sont jamais allés à l’école… »

Malgré les efforts des institutrices, et la bienveillance naturelle des gosses du village, les enfants du Cada ont toujours le sentiment d’être à part. Ils sont dans une classe qui n’est pas exactement comme les autres, et ils voient bien, dans la cour de récréation, qu’ils ne peuvent pas aller aux autres avec la même facilité que les petits lagrassiens… Alors ils jouent souvent entre eux, comme lorsqu’ils sont au Centre.Crayons

Leur histoire, ces boulets de peurs et de malheurs qu’ils se trimballent bon an mal an, ils en parlent peu. De temps en temps, dans un texte, au tournant d’une conversation ou dans le coin d’un dessin, la guerre, la mort, le feu apparaissent brusquement. Puis repartent comme ils étaient venus : sans fil, sans fin.

« On ne leur demande pas d’où ils viennent, ce qu’ils ont vécu. C’est très délicat, souligne Florence. Et puis ça peut être embarrassant. La première fois, quand les kurdes irakiens sont arrivés, j’avais affiché une grande carte du monde, et je leur demandais de me montrer d’où ils venaient. Les petits me montraient la Syrie, et les grands les reprenaient, très durement. Je voyais bien qu’il y avait un vrai malaise, mais je ne comprenais pas. Plusieurs mois après, on a appris, lorsque l’enquête des autorités est arrivée à son terme, qu’en fait c’étaient des kurdes syriens, mais qu’ils se faisaient passer pour des irakiens, parce qu’à l’époque, c’étaient les irakiens qui étaient pourchassés… Du coup, moi, je les laisse raconter ce qu’ils souhaitent, et uniquement quand ils ont envie de parler. »

L’idée reçue la plus répandue, c’est que ces enfants sont plus doués à l’école, qu’ils ont une réelle facilité pour les apprentissages. En fait, comme toutes les idées reçues, « ça dépend »… Comme les autres, ils ont des capacités d’attention et de concentration qui varient beaucoup selon les cas. « Mais en général, ils sont plus dégourdis, souligne Florence : n’oubliez pas que souvent, ils parlent trois langues ! Parfois, je suis obligée de leur rappeler ça… Ils ont toujours l’impression d’avoir quelque chose en moins que les autres enfants. Et je leur dis, au contraire : vous avez quelque chose en plus !… »

 

bus

 

Aujourd’hui, la classe de Florence accueille entre dix et quinze enfants chaque année, et Carine, en maternelle, reçoit cinq ou six petits… Le principe de la classe d’initiation a évolué au fil des années, et ce n’est plus un lieu clos où les enfants sont tenus à l’écart des autres. Ce n’est d’ailleurs plus une classe, mais une Unité Pédagogique, où les autres instituteurs de l’école viennent, quand nécessaire, chercher tel ou tel élève pour une leçon ou une activité précises.

Mais paradoxalement, une des grandes difficultés qui continue de peser sur ces enfants vient de l’école : le fait qu’ils apprennent assez vite la langue française les propulsent naturellement dans un rôle de traducteurs de leurs parents qui n’est pas sans conséquence. Assez vite, les enfants se retrouvent investis de rôles et de responsabilités parfois beaucoup trop grands pour eux… Il leur arrive fréquemment de quitter la classe pour accompagner leurs parents à la préfecture dans des démarches administratives complexes, ou chez le médecin. A rôle inversé, les filles accompagnent leur mère chez le gynéco, et entrent ainsi dans une intimité qui n’est pas naturelle.

Je partiraiCette situation, tout le monde en mesure l’étrangeté. Le problème, c’est que les cours de français pour adultes sont interdits aux demandeurs d’asile. C’est le gouvernement d’Edith Cresson qui, à l’époque, prend cette mesure imbécile : tant qu’on ne sait pas s’ils restent sur notre territoire ou s’ils doivent le quitter, on ne doit pas leur apprendre notre langue. Quand on en est à interdire sa propre langue à quelqu’un, ce n’est jamais très bon signe…

« J’admire leur capacité à s’intégrer, dit Anne, à s’adapter à leur nouvelle vie, leur énergie vitale, et leur envie d’apprendre incroyable. Ils ne sont pas blasés comme certains petits français… Quand il y a des activités exceptionnelles, à l’extérieur de l’école, ce sont souvent les premiers à se mobiliser ! »

 

Arriver dans un nouveau pays. Arriver dans un village. Arriver dans une école. Y a-t-il quelque chose de plus difficile pour un enfant ? Il semblerait que oui : lorsqu’il doit en repartir. Car à la fin du long chemin administratif, du parcours d’obstacles des parents dans la jungle des circulaires, un parcours qui peut parfois durer quatre ans, tout au bout des ultimes recours, la réponse tombe un jour, et il faut partir sans attendre : soit parce qu’on est débouté, et l’on doit alors quitter le Cada dans les jours qui suivent, soit parce qu’on obtient le précieux sésame, et l’équipe de Denis Vaya finit toujours par vous trouver un appartement qu’il faut occuper sans attendre.

Alors les élèves disparaissent, sans toujours prévenir. Dans sa classe de maternelle, Carine a du mal à s’y habituer : « Tu pars pour des petites vacances, tu dis on se revoit dans quinze jours, tu reviens, et il n’y a plus les élèves ! Ça, c’est vraiment dur… Bon, ça arrive moins souvent, maintenant on est prévenu un peu à l’avance, mais à une époque, c’était horrible… »

« Pour les gosses aussi, évidemment, c’est très difficile, remarque Florence. A la fois, ils sont contents de partir, parce que pour eux, ça veut dire une nouvelle maison, un appartement où ils seront complètement autonomes, un lieu souvent plus grand qu’ici… Mais en même temps, c’est aussi quitter une fois de plus des amis, des habitudes, des repères qu’ils ont eu parfois beaucoup de mal à acquérir… Ils me disent souvent : je vais devoir aller dans une autre école, j’ai honte ! Alors je leur dis, non, tu es timide, tu appréhendes, mais la honte n’a rien à voir avec ça… »

 

MerciPL