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Léonis a cinq ans, et il est presque aussi minuscule que le vélo qu’il chevauche. Disputé, le vélo ! Il suffit qu’un gosse le pose, appelé par sa mère du haut d’une des fenêtres de la place, pour qu’un autre se précipite et tente de battre un nouveau record de vitesse dans la rue Droite, qui descend en pente raide du quartier de Plaisance… Léonis a toujours l’air très sérieux, et une bouille à participer à la prochaine guerre des boutons, tendance « si j’aurais su… ». Comme une cinquantaine d’autres personnes abritées ici dans l’ancien foyer de Lagrasse, les parents de Léonis attendent. Ils sont arrivés voici trois mois de leur Albanie natale, et ils aimeraient, comme les autres, obtenir l’asile dans notre pays…

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L’immeuble de la Place de la Bouquerie où est installé le Centre d’accueil des réfugiés. De 1850 à 1904, c’était une école de filles, à laquelle fut ajoutée un pensionnat qui demeura ouvert, lui, jusqu’en 1893.

Le Centre d’accueil de demandeurs d’asile de Lagrasse est installé dans une vieille bâtisse du XVIIIe, dont le balcon et la rampe d’escalier sont classés à l’inventaire des Monuments historiques… C’est Charles Audier, devenu Premier Consul en 1771, qui fit construire cette impressionnante demeure au centre du nouveau bourg, sur l’autre rive, en face de l’abbaye.

Vers 1850, la maison est rachetée par la congrégation religieuse des Sœurs de Nevers, qui y installe l’école de filles créée quinze ans plus tôt dans une autre maison du village, rue du Pech. Là, dans ces nouveaux murs, plus vastes, elles peuvent adjoindre à la classe gratuite, destinée aux filles de Lagrasse et de Ribaute, un pensionnat payant.

En juillet 1904, l’école ferme. Non pas que les habitants de Lagrasse et de Ribaute rechignent tout à coup à confier leurs filles aux sœurs enseignantes. C’est même tout le contraire : grâce à un héritage, une seconde classe, toujours gratuite, avait été ouverte en 1887. Mais la République a ses raisons, qui interdit, par la Loi du 7 juillet 1904, l’enseignement scolaire aux congrégations religieuses. La moindre des choses… L’école ferme, mais les sœurs demeurent là quelques années encore, jusqu’en 1923, pour assister les malades : après tout, la règle des sœurs de Nevers demande de « Manifester au monde la Tendresse du Père, la Charité de Dieu ». La moindre des choses.

Lorsque les « bonnes sœurs » quittent le village, le bâtiment devient propriété communale, et pendant longtemps, il ne s’y passe pas grand chose. Tout juste les anciens se rappellent-ils de deux gendarmes qui avaient installé au rez-de-chaussée leurs pénates et leurs chevaux pendant quelques saisons. Il faudra attendre les lendemains de la guerre pour que le maire Charles Alquier propose de transformer la maison en foyer municipal. On bétonna la cour (en engloutissant au passage un magnifique dallage de très grandes pierres, comme celui de la halle du village !), on la ferma d’un toit et d’un mur le long de la rue Droite, on récupéra la chapelle pour en faire la scène du théâtre, et on inaugura le tout en 1954. Pendant de nombreuses années, « le foyer » abrita les bals, les carnavals, les lotos, le cinéma et des fêtes, diverses et variées. René Ortéga, actuel maire de Lagrasse, se souvient de cette période…

En 1979, c’est Fernand Maussac qui est le premier magistrat de Lagrasse, lorsque la Compagnie du Bas-Rhône Languedoc, dirigée par Philippe Lamour, frappe à la porte de la mairie. L’État a demandé au Bas-Rhône d’accompagner, dans l’arrière pays, l’impulsion touristique donnée sur la côte par les grands plans d’aménagements de la mission Racine. À La Grande Motte, à Port Camargue, Gruissan ou au Cap d’Agde, la nouvelle idéologie des loisirs a commencé à ravager tout le littoral languedocien. Les nouvelles stations balnéaires – avec société des loisirs incorporée – prennent leur essor sur le béton naissant. Le pouvoir veut des campings et des gîtes ruraux dans l’arrière pays, pour accompagner les cages à poules des plages languedociennes.

Il y a quelques années déjà que le Foyer ne sert plus. Il faudrait tout refaire pour que les normes de sécurité soient acceptables. A la mairie, on accueille donc comme une aubaine cette proposition…

René Ortéga, le maire actuel de Lagrasse, sait de quoi il parle : il est aussi un des patrons de la Fédération Audoise des Œuvres Laïques, responsable de tous les centres d’accueil du département… L’expérience de l’insertion des réfugiés du sud-est asiatique est restée pour lui un modèle de réussite. La France d’alors était apaisée, Jean-Paul Sartre et Raymond Aron allaient, bras dessus, bras dessous, plaider la cause des boat people jusqu’à l’Elysée, et le choc pétrolier, même s’il commençait à produire ses effets destructeurs, laissait encore respirer un peu le marché du travail…

Les Vietnamiens et les Cambodgiens sont repartis de Lagrasse. Le centre d’accueil a fermé ses portes aux réfugiés, et accueille à nouveau pour quelques étés des vacanciers qui viennent d’Allemagne ou des Pays-Bas. On relance, dans la cour du foyer qui a perdu son toit, un cinéma en plein air qui, à la nuit tombée, jette de longues chevauchées de cow-boys et d’Indiens les uns contre les autres. La cavalerie arrive toujours à temps, mais la mairie peine à remplir ses gites. Les touristes semblent moins convaincus que les boat people par les appartements et les studios standards qu’on leur propose ici…

Quelques années passent, indifférentes, et en 1999, les réfugiés reviennent. Cette fois-ci, ils sont Kosovars….

A la fin du mois de mai 1999, j’envoyais à mes amis une lettre dans laquelle je racontais l’arrivée, la semaine précédente, des réfugiés kosovars dans le foyer, juste à côté de ma maison…

« 53. Ils sont cinquante trois. Arrivés, à deux heures du matin, dans la nuit du 17 au 18 mai. Partis à midi de Skopje, en Macédoine. Cinquante-trois plus deux, hospitalisés à leur arrivée à Perpignan. En descendant du car sur la Promenade de Lagrasse, au milieu de la nuit, les réfugiés kosovars ne savaient pas où ils étaient. Ils pensaient tous arriver dans un nouveau camp, et qu’ils allaient devoir s’installer pour quelques mois sous une tente. Quand ils ont vu le bâtiment du Clos d’Orbieu, l’ancien couvent des sœurs de Nevers qui se dresse sur la petite place, juste à côté de chez nous, un jeune garçon a lâché son balluchon par terre, s’est agenouillé et s’est mis à prier, les larmes aux yeux. Le jeune gendarme stagiaire qui est à Lagrasse depuis un mois, et qui était cette nuit-là chargé de les accueillir, s’est planqué derrière le car pour pleurer. Drôle de scène. Drôle de nuit. Au lieu de s’installer dans les appartements qui leur avaient été attribués (dans la semaine, on avait tous aidé à monter dans chaque cuisine des quinze gîtes de deux ou trois pièces les paquets de café, de sucre, les litres de lait, les boites de conserve. Le dernier jour, sur chaque porte, René avait punaisé une feuille avec le nombre de chambres, de lits et, en lettres bâton, le nom du chef de famille à qui l’appartement était destiné), ils ont, ce premier soir de calme, tiré tous les matelas dans le plus grand des appartements et, les uns sur les autres, ils ont dormi pêle-mêle, serrés…

Le lendemain matin, vers dix heures, les responsables de la FAOL attendaient patiemment, dans l’entrée du Clos d’Orbieu, les pains rangés sur le comptoir de l’accueil, que les familles veuillent bien descendre. Au bout d’un long moment, l’interprète est apparu, et a expliqué qu’ils restaient tous là-haut parce qu’ils ne savaient pas s’ils avaient le droit de sortir des appartements…

Depuis, les enfants ont envahi la place, les équipes de foot peaufinent leurs stratégies à coups de gestes, et le village prend parfois de drôles de mines… à suivre. »

Les kosovars sont restés une année entière. Les hommes ont beaucoup dragué les Lagrassiennes, qui n’en revenaient pas, et ils ont fait dans le foyer des fêtes chaleureuses, auxquelles ils conviaient les villageois tout attendris devant des gosses habillés en treillis militaire qui, au milieu des rires et des applaudissements chantaient, sans que personne ne s’en doute, les hymnes sanguinaires du PKK…

Puis un jour, ils sont repartis et le foyer, une fois de plus, a fermé…

East_Sea

Le vraquier East Sea

Le 17 février 2001, vers trois heures du matin, les pêcheurs de Saint Raphaël, dans le Var mouillent comme chaque matin leurs lignes en contrebas des villas cossues du quartier résidentiel de Boulouris, quand la silhouette d’un énorme cargo dérive vers eux dans la nuit noire : « On n’en a pas cru nos yeux quand on l’a vu dériver inexorablement vers les rochers. On a fait des signaux avec nos lampes, mais il a continué à glisser dans la nuit comme un bateau fantôme. Il s’est ensuite posé sur le fond sablonneux de la plage, presque sans bruit. On a entendu quelques plongeons. On a aperçu des gens qui nageaient en essayant de nous éviter. C’était très angoissant… » L’East Sea, un navire en provenance de Turquie sous pavillon cambodgien, vient de s’échouer volontairement sur la côte française. A son bord, 908 personnes, essentiellement des kurdes irakiens, tous clandestins, des personnes âgées, des femmes, des adolescents et de nombreux enfants en bas âge, dont trois nourrissons, nés pendant les neuf jours de traversée. Une fois leur vraquier rongé par la rouille échoué clandestinement  sur la côte varoise, le capitaine et tout l’équipage se sont enfuis dans la nuit noire.

Restait aux autorités françaises à « gérer » la crise humanitaire…

Sur les 900 Kurdes jetés sur les côtes françaises en février 2001 par le naufrage de l’East Sea, une centaine seulement obtiendra l’asile dans notre pays. Tous prétendaient être de nationalité irakienne, et fuir la dictature de Saddam Hussein. Mais leur audition révélera que la majorité d’entre eux étaient syriens, et que l’échouage volontaire de l’East Sea avait été commandité de Syrie et du Liban par un réseau mafieux.

La grande majorité des naufragés disparaissent vers l’Allemagne, les Pays-Bas et la Suisse où résident d’importantes communautés kurdes. Seuls 160, dont ceux de Lagrasse, déposeront, le plus souvent avec succès, une demande d’asile dans notre pays.

En décembre 2008, le tribunal correctionnel de Draguignan, dans le Var, a condamné neuf syriens et libanais, dont sept par défaut, à des peines allant de 1 à 10 ans de prison, pour avoir organisé cette expédition.

Nous verrons demain, dans le deuxième épisode, la façon dont fonctionne aujourd’hui le CADA. La course de fond et d’obstacles que représente une demande d’asile, dans une période où les étrangers sont de moins en moins les bienvenus.

Mais René Ortéga, le maire de Lagrasse, tient à conclure en insistant sur l’ouverture et la générosité des habitants du village. Un engagement, dit-il, qui ne date pas d’hier.

En face du Centre d’accueil des demandeurs d’asile, sur la place de la Bouquerie, une plaque rappelle, sur la façade de l’ancienne boulangerie, que la famille Bertrand a caché là, pendant l’occupation, des juifs pourchassés, et qu’à ce titre, Israël les a reconnu comme « justes parmi les nations »…

A Paris, le mur des Justes, devant le mémorial de la Shoah. Agnès et Lucien Bertrand furent distingués en 1968, parmi les tous premiers Justes…