UN SIÈCLE D’ÉCRIVAIN : MIGUEL DELIBES

Le 13 mai de l’an 2000, dans la belle collection de France 3 dirigée par Bernard Rapp, le portrait de Miguel Delibes dévoilait au grand public la vie et l’œuvre du grand écrivain espagnol.
En cette année du centenaire de sa naissance, nous vous proposons de revoir, en six épisodes, ce film documentaire.

MIGUEL DELIBES, L’Hérétique…

L’hérétique peut sembler à part dans l’œuvre de Miguel Delibes. D’abord par sa longueur inhabituelle, par le fait que ce soit un « roman historique » et par l’immense succès populaire de cette œuvre d’un auteur presque octogénaire. S’il est bien situé dans une époque historique précise et s’il se rapporte à des événements rigoureusement documentés, le roman est totalement dans la continuité du monde réel-imaginaire créé par l’auteur.
L’argument central en est l’éradication d’un cercle de luthériens au XVIe siècle, à Valladolid, au temps où cette ville était la capitale du royaume d’Espagne. La formation des cercles de croyants, leur vie clandestine, leur persécution et l’exécution des condamnés lors d’un autodafé constituent la trame du récit. Mais Delibes sait donner vie aussi bien aux aristocrates qu’aux curés de village, aux femmes du monde, aux commerçants, aux paysannes et aux prostituées qui peuplent son récit. Et puis, comme toujours, il y a un héros, le seul des personnages importants à être totalement imaginaire. Il l’a choisi pour animer ce qui sans lui ne serait qu’un tableau historique figé. Cipriano Salcedo, né en 1517, l’année où Luther a placardé sur les portes de l’église de Wittenberg les thèses qui vont provoquer le schisme, va devenir l’un des acteurs clé de la propagation de la nouvelle foi dans la région de Valladolid. Mais sa vie ne se résume pas à son prosélytisme de néophyte. C’est un être de chair, fasciné par le corps des femmes et facilement emporté par la frénésie sexuelle, il est aussi un fabriquant et un commerçant hors pair qui fera fortune grâce à ses innovations dans la confection de vêtements féminins. La seule austérité qu’il s’imposera sera la rigueur de sa foi nouvelle et la fidélité à ses convictions, jusqu’à la mort, alors qu’il aurait été si facile de renoncer.
L’auteur n’oublie jamais au profit du récit historique, les paysages de Castille et les mœurs de ses habitants, surtout les plus humbles. Comme dans presque tous ses écrits, les hommes de la campagne y sont des chasseurs et les scènes de chasse en disent autant sur cette société et ces personnages que les longs discours. Ici pas d’exposés contradictoires de thèses et d’antithèses mais des dialogues entre des êtres pleinement vivants, que ce soit dans les chambres discrètes des maisons de Valladolid, à l’abri des bosquets ou dans les étendues désertiques du páramo castillan. Ce qui nous vaut d’inoubliables moments où la nouvelle foi se transmet et se discute au cours de simples et modestes dialogues entre gens ordinaires. On en verra un exemple émouvant dans le texte cité ci-après dont l’historien Bartolomé Bennassar confirme la pertinence (voir entretien). Ces « débats théologiques aux champs » rappellent irrésistiblement les scènes semblables consignées plus de deux siècles auparavant dans le registre d’inquisition de l’évêque Fournier, concernant l’hérésie cathare en Occitanie et que Emmanuel Le Roy Ladurie a longuement évoqué dans son Montaillou, village occitan.
Ce roman est aussi un acte de foi. Certes, le national-catholicisme semble loin aux portes du XXIe siècle mais l’auteur profondément chrétien n’oublie pas que la foi catholique dans laquelle il a été élevé est entachée de manière indélébile par les agissements de l’Église d’Espagne au service de la dictature franquiste et par son refus de toute modernité postconciliaire. Dénoncer les crimes de l’Église au XVIe siècle, c’est aussi dire son refus de toute inquisition.
Domenge Blanc

L’intégralité de la série sur Miguel Delibes, que nous vous proposons depuis six jours, est signée Domenge Blanc

 

Extrait : L’Hérétique

L’HERETIQUE – Extrait

 

Les discussions de Pedro Cazalla et Cipriano Salcedo étaient itinérantes. D’ordinaire, ils prenaient le chemin de Casasola, par les salines du Cenagal et le monte de la Gallarita dans le fond, mais, à moitié chemin, ils avaient pris l’habitude de s’asseoir à la cime du Cerro Picado, la colline la plus proche du village, et là ils continuaient à débattre tout en contemplant les maisonnettes abritant les meules, alignées d’un côté de l’église, entre les acacias et le terrain communal avec l’aire, le puits et les restes de charrettes et de herses démantelées. Certaines après-midi, ils se promenaient dans la direction de Toro, entre semis et vignobles, jusqu’à la routes de Zamora. Ou bien ils allaient vers Villavendimio dont les terres incultes et sablonneuses voyaient naître la pinède plantée par Martín Martín. Au printemps, ils montaient à l’aube avec le perdreau, invariablement, à la lisière de la Gallarita. Peu à peu, Cipriani Salcedo c’était transformé en oiseleur notoire. Il pouvait identifier la voix d’Antón parmi les autres mâles chanteurs et il distinguait à la perfection les chants d’appel des chants d’accueil. Rompu à mille affûts, il ne reprochait plus à Cazalla le sang versé. Il vivait le duel entre l’homme et l’oiseau passionnément et, soumis au curé, il finissait par accepter, tôt ou tard, tout ce qui sortait de sa bouche.

Un jour du mois d’avril, alors qu’Antón émettait un appel enflammé du haut de son perchoir, face au mutisme obstiné de l’adversaire, Pedro Cazalla lui dit brutalement, sans aucune préparation, qu’il n’y avait pas de purgatoire. Bien qu’il fût assis, la rudesse de Cazalla provoqua chez Salcedo une étrange faiblesse dans les genoux et un vide au creux de l’estomac. Le curé le regardait du coin de l’œil, avec attention, attendant sa réaction. Il le vit pâlir comme le jour du crapaud et chercher un appui pour ses jambes dans l’exiguïté. Finalement il murmura :

  • Ce… cela je ne peux l’accepter, Pedro. Cela fait partie de la foi de mon enfance.

Ils étaient enfermés dans l’affût, assis sur la banquette, l’un près de l’autre, Cazalla avec le canon court chargé entre les jambes, étrangers tous les deux au comportement du perdreau. Cazalla dit avec douceur en haussant les épaules :

  • C’est très dur, Cipriano, je le conçois, mais nous devons être cohérents dans notre foi. Si nous observons les commandements, il n’est rien qui ne nous soit pardonné par la Passion du Christ.

Salcedo semblait sur le point de pleurer, tant son désespoir était grand :

  • Vous avez raison, mon père, dit-il à la fin, mais cette révélation me laisse désemparé.

Pedro Cazalla posa une main sur son épaule :

  • Le jour où don Carlos de Seso me l’a dit, j’ai souffert autant que vous. Les ténèbres m’entouraient et j’ai eu peur. J’étais si troublé que j’ai pensé dénoncer don Carlos au Saint-Office.

(…) Un ultime cacabément s’étrangla dans le cou d’Antón. L’oiseau manifestait ennui et découragement, la campagne semblait déserte. Cazalla se mit debout dans l’affût, les mains sur les reins. Il dit, en changeant de ton :

  • Le gibier, il ne faut pas lui chercher la petite bête, s’il dit non, il vaut mieux abandonner.

Durant la nuit, à l’auberge, Cipriano souffrit d’angoisses de mort et il n’arriva pas à dormir. Il sentait son esprit troublé, affligé. Déjà, dans l’affut, il avait ressenti un élancement violent, comme une amputation. Maintenant il s’apercevait que les fondements de son monde avaient été ébranlés par les paroles de Cazalla. Et dans l’accumulation d’idées qui se mêlaient dans sa tête, il en voyait clairement une seule : la nécessité de modifier sa pensée, de tout mettre sans dessus dessous pour ensuite ordonner sereinement les bases de sa croyance.

 

Traduit par Dominique Blanc, L’Hérétique, Verdier, p.284-288.

 

Entretien avec Bartolomé Bennassar

BARTOLOMÉ BENNASSAR: «LES HISTORIENS SONT UN PEU JALOUX».

Par Jean-Baptiste HARANG— Libération, 30 mars 2000

Rencontre avec un spécialiste de L’Espagne et de l’Inquisition.

Bartolomé Bennassar est historien, spécialiste des mondes ibériques à l’époque moderne, ses premières recherches le conduisirent à Valladolid, et sa thèse porte sur l’histoire de cette ville «au siècle d’or», c’est-à-dire précisément le lieu et le temps du roman de Miguel Delibes. L’écrivain castillan s’est inspiré du travail de Bennassar et de quelques autres pour construire son roman. Delibes est un chasseur incomparable, Bennassar n’a pas son pareil à la pêche à la truite. Bartolomé Bennassar avait lu El hereje en castillan dès sa sortie en Espagne. Il a relu pour nous en français l’Hérétique.

  • Quel effet cela fait-il à l’historien de voir son travail servir de matière romanesque?

Evidemment, au début, on se sent un peu dépossédé, en toute justice d’ailleurs puisque Delibes rend hommage aux historiens dont il a utilisé les travaux. Puis on est un peu jaloux, car là où l’historien s’arrête faute de sources, le romancier poursuit. Delibes a fait un travail formidable, ma vision des choses ne change pas par rapport à ce que j’avais découvert, au contraire, il lui donne un ton, un accent, une couleur, que l’historien ne peut pas écrire mais qu’il ressent. J’ai eu du bonheur à retrouver écrit ce que j’avais ressenti.

  • N’est-il pas hasardeux de plaquer des personnages de fiction sur un décor si bien documenté?

Mais vous vous trompez, Delibes n’a inventé aucun personnage, excepté le héros, Cipriano Salcedo. Tous les autres, au nom et prénom près, sont dans les sources. Les comptes rendus des interrogatoires de l’Inquisition, à la fin, sont des documents d’époque, je ne les ai pas vérifiés mot à mot, mais je suppose qu’il les a recopiés comme les historiens le font. Il a peut-être ajouté un ou deux textes relatifs à l’histoire d’amour qui est en train de naître avec Anna Enriquez. Et encore » attendez (Bartolomé Bennassar s’absente quelques minutes dans son sous-sol, en remonte avec une édition récente de sa thèse) » non, voyez, j’avais trouvé une Enriquez mêlée à ce procès. Et, regardez, il y a même un Salcedo, dont apparemment je ne savais pas grand-chose. Il a brodé. De même, l’oncle et le père de Cipriano Salcedo sont romancés, mais ils sont parfaitement dans la vraisemblance de l’époque. Tous les autres noms sont les véritables protagonistes de l’autodafé de 1559. En fait, il y en eu deux, en mai et en octobre, le second concerna plutôt des étrangers.

  • Vous avez bien relevé quelques invraisemblances ?

Laissez-moi vous raconter une anecdote. Dans El disputado voto del senor Cayo (« Le combat électoral du sieur Cayo» , un texte superbe qu’il faudrait traduire, et tant que j’y suis: qu’on traduise également son Journal d’un chasseur), j’avais relevé une phrase qui me paraissait, disons, un peu exagérée, tellement je la trouvais belle. Un jour que je rendais visite à Delibes, dans sa campagne, il m’entraîna dans le village de Cortiguera, et là, sous le préau de l’église, il y avait garé le corbillard du village, sur ses flancs, on pouvait lire: «Asi se acaba el gozo de los injustos», «c’est ainsi que s’achève la jouissance des injustes», la fameuse phrase. Delibes n’écrit pas à la légère. Lorsqu’il décrit le commerce des peaux, il change le prénom des marchands, mais tout est exact. Le cénacle où se tiennent les réunions clandestines, la ville même, la grande peste entre 1527 et 1530, le bijoutier Juan Garcia, tout est juste. Il y a, bien sûr, quelques audaces, dans l’intimité des histoires d’amour, par exemple le test de l’ail en gynécologie (je vous laisse le soin de l’expliquer à vos lecteurs), de même qu’il parle d’une population de 28 000 habitants, je pense que, lorsque la Cour séjournait à Valladolid, comme entre 1544 et 1559, on atteignit presque le double. Les conditions d’arrestation de Cipriano me semblent correspondre à des récits connus, il me paraît, en revanche, assez peu probable qu’on lui ait laissé son argent, mais bon. Ce sont des détails, certains peuvent être discutés, mais je ne l’ai jamais pris en flagrant délit d’anachronisme. Delibes, a réussi un exploit formidable : donner un destin, un véritable destin à ses personnages, les historiens ne rendent compte que de leur existence.

  • Dans le roman, les paysans parlent de l’existence du purgatoire ou du salut par la foi entre deux coups de faux, est-ce bien raisonnable ?

Absolument, on parlait théologie comme on parle de sport ou de politique aujourd’hui. J’ai trouvé des récits de disputes entre métayers à propos de « la présence réelle » (la présence réelle ou non du corps du Christ dans l’hostie consacrée), j’ai lu ce cas rapporté devant le tribunal de Cordoue: dans une église peu fréquentée, on garde une hostie consacrée, le tabernacle ferme mal, un rat mange l’hostie, est-ce le corps du Christ? Au-delà de ces anecdotes, Delibes a écrit un grand livre, il a mis à leur juste place le rôle des femmes dans l’accueil de la Réforme, il a parfaitement mis en scène l’importance des voyages dans la diffusion des idées, on circulait énormément en Europe à cette époque, et montré avec pertinence comment la Réforme, au-delà des idées directement religieuses, était un vecteur de modernité. A toutes nos recherches, Delibes apporte, par son talent de romancier, une dimension humaine, et une incroyable résonance dans notre époque actuelle. Vous savez, aujourd’hui en Espagne, on remet les choses à plat, on commence à lire différemment l’époque franquiste, Delibes a apporté en son temps et apporte en tout cas avec ce livre l’esprit de liberté qui a manqué en ces jours sombres.