Un siècle d’écrivain : Miguel Delibes

Le 13 mai de l’an 2000, dans la belle collection de France 3 dirigée par Bernard Rapp, le portrait de Miguel Delibes dévoilait au grand public la vie et l’œuvre du grand écrivain espagnol.
En cette année du centenaire de sa naissance, nous vous proposons de revoir, en six épisodes, ce film documentaire.

Miguel Delibes, trilogie rurale…

LE CHEMIN

Miguel Delibes a toujours dit que Le chemin était son premier vrai roman, celui à partir duquel il avait vraiment trouvé sa voie en littérature. Cela est assez injuste, à nos yeux de lecteurs, pour les romans précédents mais il s’agit manifestement d’un tournant, à la fois dans le style (« je me suis enfin mis à écrire comme je parle… ») que dans le choix du milieu et des personnages, bien que le thème de l’enfance se situe dans la continuité des œuvres précédentes.

Mais il s’agit ici d’enfance villageoise, plus précisément de la nostalgie d’une enfance villageoise. Daniel, le fils unique d’un fromager, passe sa dernière nuit dans la vallée où se sont écoulées ses onze premières années. Son père ne veut pas le voir lui succéder dans sa vie de misère. Il veut que son fils « progresse » et il a décidé, contre l’avis de sa femme et de son fils lui-même, de l’envoyer au collège de la ville. La veille de son départ, Daniel se remémore la vallée et le village en évoquant la vie de ses habitants. Identifié par son surnom, chacun voit son portrait dessiné à travers une ou deux « histoires » qui le caractérisent, comme il est de coutume dans une tradition orale dont l’écriture adopte parfois ici le style et le ton. Paco, le forgeron, est à la fois un être réel et un être mythique. Hâbleur, buveur, batailleur, il est l’archétype de l’Homme Fort, capable de soulever par défi à lui tout seul les deux-cents kilos de l’autel de la Vierge durant une procession. « La grande Guigne » (les Guignes vont par trois comme dans le conte populaire : la grande, la petite et la moyenne) est la vieille fille qui s’accuse de tous les péchés auprès du curé, même celui d’être devenue protestante du seul fait d’avoir lu un article sur les protestants d’Angleterre… Elle veut aussi moraliser le village en limitant la promiscuité entre les garçons et les filles.

Il ne s’agit pas cependant de simples archétypes caricaturés avec un humour indéniable. Bien des personnages sont doubles et leur vie bien ordonnée finit souvent par basculer. La Guigne moyenne meurt jeune, la petite Guigne, confite en dévotions comme ses sœurs ne résiste pas à l’attrait d’un jeune employé de banque venu de la ville avec qui elle s’enfuit pour revenir au village une fois abandonnée. La grande Guigne elle-même, qui punira sévèrement sa sœur à son retour en la cloîtrant dans sa chambre, ne résistera pas non plus à l’appel tardif de l’amour. Car la vie est aussi faite d’amour et de sexe et le curé du village qui se montre strict dans ses discours est particulièrement indulgent pour les écarts de conduite de ses paroissiennes et paroissiens.

Ce monde à la fois réel et enchanté aux yeux de Daniel le Hibou ne serait rien sans l’amitié qui le lie à ses deux comparses, Roque le Bouseux, le fils du forgeron, et Germán le Teigneux, le fils du cordonnier. Car le roman est aussi, par petites touches, le récit d’une initiation. Daniel a dû apprendre la vie avec ses compagnons, à travers leurs observations de la nature et du comportement des animaux et aussi au cours de leurs interminables discussions sur ce qu’ils ont cru comprendre dans les conversations des adultes. Mais c’est à l’occasion de leurs équipées à travers monts et rivières que le futur collégien découvre à la fois le monde qu’il va perdre et combien son destin est d’ores et déjà fixé. Ses amis, le fils du forgeron en particulier, accomplissent un parcours au cours duquel ils accumulent les traces de leur virilité. Leurs bagarres, leurs diverses aventures laissent des traces indélébiles sur le corps des deux autres mais pas sur le sien :

« Et ce qui ennuyait le plus Daniel le Hibou, malgré ses huit ans, c’était de ne pas avoir sur le corps la moindre cicatrice à pouvoir comparer avec celle de ses amis. Il aurait donné dix ans de sa vie pour avoir dans sa chair une bonne cicatrice. Ce manque lui laissait penser qu’il était moins homme que ses camarades qui en possédaient plusieurs. Ce soupçon lui inspirait un sentiment diffus d’infériorité qui le contrariait. En réalité, ce n’était pas de sa faute s’il avait une meilleure peau que celle du Teigneux et si ses fréquentes blessures se refermaient sans laisser de trace, mais le Hibou ne l’entendait pas de cette oreille et, pour lui, c’était un malheur que d’avoir le corps tout lisse, sans une méchante marque. Un homme sans cicatrice ressemblait, selon lui, à une bonne petite fille obéissante. »

Le malaise atteint son apogée quand pour la fête de la Vierge, la chef de chœur chasse très vite de la chorale le Teigneux et le Bouseux dont les voix mâles ont mué alors qu’elle s’obstine à garder le Hibou malgré ses efforts désespérés pour casser sa voix d’enfant. L’échec du parcours viril du jeune garçon devient alors manifeste :

« Daniel le Hibou pressentait ce qui se passa ce soir-là, à la sortie. Les garçons écartés, dirigés par le Bouseux, les attendaient sur le parvis et quand ils les virent sortir, ils firent cercle autour d’eux et se mirent à hurler sur un ton désagréable et répétitif : – Fillettes, femmelettes ! Fillettes, femmelettes ! Fillettes, femmelettes ! »

L’humiliation est à son comble même si Daniel comprendra que c’est d’une force autre que cette virilité brute à quoi son destin l’appelle. Même si, sur la scène villageoise qui n’est plus la sienne désormais, il réussira à se réhabiliter en partie aux yeux de ses compagnons en montant jusqu’au sommet du mât de cocagne au péril de sa vie et à séduire une fille, même si ce n’est pas celle, inaccessible, qu’il aurait souhaité.

Il reste un élément de l’initiation des garçons qui n’a pas échappé au fin observateur de la société rurale de son temps qu’est Miguel Delibes, c’est leur passion des oiseaux qui, elle, est partagée par les trois protagonistes. Dénicheurs impénitents, ils sont des observateurs attentifs de leur cycle de vie et de leurs comportements. Présente chez tous, cette passion est exacerbée chez Germán le Teigneux, fils d’un cordonnier lui-même fou d’oiseau :

« Personne dans la vallée ne s’y connaissait en oiseaux autant que Germán le Teigneux qui, en plus, était capable de passer, pour des oiseaux, une semaine entière sans manger ni boire […Il] savait distinguer les oiseaux comme personne, à la vivacité ou au spasme de leur vol, ou à leur manière de gazouiller ; il devinait leurs instincts ; il connaissait leurs mœurs en détail ; il pressentait l’influence que les changements atmosphériques exerçaient sur eux et on aurait dit que, s’il avait voulu, il aurait pu apprendre à voler. »

Dépourvu de la force physique incarnée par le Bouseux, fils du forgeron, et de l’acuité intellectuelle du Hibou au destin d’étudiant, le Teigneux, fils du cordonnier oiseleur, incarne au plus haut degré la passion commune qui les lie. Mais ce moment heureux de l’enfance au village, loin d’être idéal car la pauvreté y est toujours présente, va se déchirer sous les yeux du Hibou quand surviendra la disparition brutale du Teigneux. Devant le cadavre de son ami, Daniel aura alors le geste ultime qui signe à la fois la mort de l’enfance et la fin d’un monde. (extrait ci-après).

Le Chemin, de Miguel Delibes

Daniel le Hibou passa la nuit en veille près du mort. Il sentait qu’en lui quelque chose de grand se voilait et que désormais rien ne serait plus comme avant. Il avait pensé que Roque le Bouseux et Germán le Teigneux se sentiraient très seuls quand il serait parti en ville pour progresser, et maintenant il se trouvait que c’était lui qui se sentait seul, affreusement seul, c’était lui et rien que lui. Quelque chose se fana soudain tout au fond de son être : peut-être la foi en la pérennité de l’enfance. Il se rendit compte qu’ils finiraient tous par mourir, les vieux et les enfants. Il n’avait jamais pensé à ça, et maintenant que ça lui arrivait, une sensation vive et angoissante l’asphyxiait presque. Vivre de cette manière, cela avait quelque chose d’éclatant, et en même temps, de sombre et d’affligeant. Vivre c’était mourir jour après jour, peu à peu, inexorablement. A la longue, ils finiraient tous par mourir : lui, don José, son père le fromager, sa mère, les Guignes, Quino, les cinq Lapines, Antonio le Ventru, la Mica, la Mariuca-uca, don Antonino le marquis, et même Paco le forgeron. Ils étaient tous transitoires et éphémères, et au bout de cent ans, il ne resterait plus trace d’eux sur les pierres du village. De même que maintenant il ne restait plus trace de ceux qui les avaient précédés il y a une centaine d’années. La mutation se produirait d’une manière lente et imperceptible. Ils finiraient tous par disparaître du monde, absolument tous ceux qui peuplaient sa surface et le monde ne se rendrait pas compte du changement. La mort était laconique, mystérieuse et terrible. […]
Daniel le Hibou eut à peine déjeuné qu’il revint au village. En passant en face du mur du pharmacien il aperçut une grive qui picorait, dans un cerisier sauvage près de la route. Ses sentiments pour le Teigneux, pour l’ami perdu à jamais, se réveillèrent. Il prit son lance-pierres dans sa poche et mit une pierre dans la basane. Ensuite il visa soigneusement l’animal et tira l’élastique avec force. La pierre, en frappant le jabot de la grive, fit un bruit sec d’os brisés. Le Hibou courut vers l’animal abattu et ses mains tremblaient quand il le ramassa. Puis il reprit son chemin avec la grive dans la poche.
Germán le Teigneux était dans le cercueil quand il arriva. C’était un cercueil blanc, verni, que le cordonnier avait commandé dans une entreprise des pompes funèbres de la ville. La couronne qu’ils avaient commandée était arrivée aussi, avec la légende qu’avait voulu le Bouseux : « Teigneux, tes amis le Hibou et le Bouseux ne t’oublieront jamais. » […] Tandis que Tomás coupait le ruban et que les autres le regardaient, Daniel le Hibou posa à la dérobée la grive dans le cercueil près du cadavre de son ami. Il avait pensé que son copain, qui aimait tellement les oiseaux, le remercierait sans doute, depuis l’autre monde, de cette attention.  

Traduit par Rudy Chaulet

Le chemin, Verdier, 1994, p. 169-171.