UN SIÈCLE D’ÉCRIVAIN : MIGUEL DELIBES

Le 13 mai de l’an 2000, dans la belle collection de France 3 dirigée par Bernard Rapp, le portrait de Miguel Delibes dévoilait au grand public la vie et l’œuvre du grand écrivain espagnol.
En cette année du centenaire de sa naissance, nous vous proposons de revoir, en six épisodes, ce film documentaire.
Aujourd’hui, épisode 2

Découvertes et redécouvertes de Miguel Delibes en France…

par Dominique Blanc

Delibes est considéré, aujourd’hui et depuis des décennies, comme l’un des grands classiques de la littérature espagnole du XXe siècle mais le chemin de la découverte de son œuvre par le public français qui ne lit pas l’espagnol a été long et sinueux. Elle est bien connue et étudiée dans les cercles hispanistes universitaires mais est restée longtemps absente des librairies par manque de traductions, au moins du début des années 60 jusqu’à la fin des années 80, depuis le moment où les exilés ont compris que la dictature franquiste allait durer jusqu’au moment où les intellectuels français ont compris que l’Espagne était aussi un grand pays moderne et européen.

Il y eut pourtant une première étape précoce dans la réception de l’œuvre de Delibes en France. Le témoignage de Juan Goytisolo dans ses mémoires est précieux. Le jeune écrivain exilé à Paris était à demeure chez Gallimard où il avait rencontré le traducteur, découvreur de nouveaux talents, Maurice-Edgar Coindreau. Chargé par la maison d’édition où il travaillait sous la direction de Dyonis Mascolo, de recenser la jeune littérature « de l’intérieur » de l’Espagne, il permit d’établir une liste d’une douzaine d’autrices et d’auteurs représentatifs de divers courants narratifs de la post-guerre. Cela, Delibes, Matute, Sánchez Ferlosio, Fernández Santos… signèrent des contrats et une vingtaine d’œuvres furent traduites dans la prestigieuse maison d’édition. De Miguel Delibes parurent ainsi Sissi, mon fils adoré, en 1958 (traduit par le professeur de la Sorbonne J.-F. Reille) puis Le chemin, en 1959 et La feuille rouge en 1962 (traduits par Coindreau lui-même). En juillet et août 1959, Delibes voyagea à Paris, invité par le Congrès pour la Liberté de la Culture. Il y rencontra ses éditeurs et traducteurs. Coindreau, hispaniste converti à la littérature des Etats-Unis avait « découvert » et traduit Dos Passos, Hemingway, Caldwell et surtout Faulkner quand il introduisit Delibes en France (« la littérature américaine, c’est la littérature Coindreau » disait Sartre).

La presse accueillit en termes élogieux les œuvres de l’auteur espagnol mais leur carrière commerciale fut un échec qui peut être compris de diverses manières. D’abord le début du « boom hispanoaméricain » dans la littérature traduite en France, en Europe et partout dans le monde mobilisa bientôt les maisons d’éditions, les traducteurs et les lecteurs qui oublièrent vite les jeunes espagnols récemment découverts. Mais Goytisolo donne une explication plus sévère et plus radicale : « L’attention portée à l’Espagne par les maisons d’édition françaises a été presque toujours mesquine, assez floue et intermittente ». En dehors du cas de García Lorca, porté aux nues à l’occasion de la parution de ses œuvres complètes, ni les grands auteurs des « générations » de 1898 et de 1927 ni ceux d’avant et d’après la guerre, n’avaient reçu au milieu du XXe siècle une traduction et une diffusion correctes. L’autre explication est sans doute, paradoxalement, le nombre et la qualité des hispanistes dans les universités françaises : assidus à l’étude des œuvres qu’ils admirent, ils en ont bien souvent oublié de les mettre à disposition d’un lectorat français qui ne lit pas l’espagnol. Pour prendre un seul exemple : qui connaît en France, en dehors des spécialistes, l’œuvre de Rosa Chacel, née en 1898, décédée en 1994, native elle aussi de Valladolid, longtemps exilée en Argentine et au Brésil et revenue en Espagne ? Reçue avec enthousiasme à Paris en 1962, le 20 juin de cette même année, elle note dans son journal : « Aubrun m’a dit, en conclusion, que ‘les hispanistes ne sont pas hispanophiles’. Il me l’a dit parmi d’autres gentillesses, dans un accès de sincérité. Et même sans cela, j’avais pu me rendre compte par moi-même du mépris phénoménal des français pour le monde intellectuel espagnol ». Rosa Chacel, « personnalité mythique parmi les écrivains de l’exil » comme on peut le lire dans les histoires de la littérature espagnole en français, attendait toujours, à sa mort en 1994, les traductions promises en 1962…

La deuxième « découverte » de Miguel Delibes en France eut lieu paradoxalement grâce au cinéma. En 1984 au festival de Cannes fut présenté en compétition officielle Les saints innocents, le film tourné en 1983 par Mario Camus. Le double prix d’interprétation pour les deux acteurs principaux Paco Rabal et Alfredo Landa éveilla l’intérêt d’un public français qui put admirer le film dans les salles en 1985. Le 6 décembre de cette même année, Jack Lang, le ministre de la Culture, fit de l’auteur du roman un Chevalier de l’Ordre des Arts et des Lettres de la République Française mais il fallut attendre encore trois années pour qu’une œuvre de l’auteur castillan soit traduite, les publications des années 60 ayant depuis longtemps disparu des librairies. En 1988 parut à La Découverte, une version française de Cinq heures avec Mario (par Anne Robert-Monier), sans doute due à l’énorme succès en Espagne de la version théâtrale de l’œuvre. Une traduction qui malheureusement ne rendait pas justice au ton et à la langue de l’œuvre originale et dont le thème était très éloigné de celui des Saints innocents. Les choses ont vraiment changé quand les éditions Verdier ont choisi de faire entrer dans leur nouvelle collection « Otra Memoria » ce que l’on a coutume d’appeler La trilogia del campo (la trilogie rurale) et bien d’autres œuvres à sa suite. Connu mais non lu en français, Delibes devint encore une fois un auteur à (re)découvrir… Les belles traductions de Rudy Chaulet y sont pour beaucoup. Historien, hispaniste, fils d’ouvriers parisiens et parent de paysans bourguignons, il fut attentif au langage des personnages de Delibes, à leurs aventures et mésaventures : « Mes origines sociales très populaires sont toujours présentes chez moi et, malgré ma formation universitaire, j’entends encore le langage des miens, je le parle tous les jours, c’est ma musique intérieure » (communication personnelle en 2003). C’est ainsi que loin du français magnifique mais par trop policé (« le français Coindreau » aurait dit Sartre…) des premières versions de Maurice-Edgar Coindreau, l’écriture de Delibes a pu retrouver dans une autre langue son ton particulier et la force des personnages auxquels il a donné une voix.

Les traductions françaises de la « trilogie rurale » reçurent un accueil favorable de la presse et de la critique. En 1991, le catalogue « Les écrivains d’Espagne » publié par le réseau de librairies « L’œil de la lettre », un inventaire exhaustif des auteurs comptant au moins une traduction en français, présentait Delibes comme l’un des vingt-cinq « grands » qui méritaient une page spéciale parmi les 230 auteurs mentionnés (bien que son nom s’y trouve changé en Mario Delibes, sans doute à cause de la publication de Cinq heures avec Mario…). En 1995, il devint l’un des « trois grands classiques vivants » (Cela, Delibes et Torrente Ballester) selon le Magazine Littéraire : « Espagne. Une nouvelle littérature : 1975-1995. » Claude Couffon lui octroya même le titre de « Chef du ‘réalisme social’ propre aux romanciers contestataires de l’époque franquiste. Il a été parfois considéré comme trop classique par la littérature actuelle qui veut innover à tout prix… Attaché à sa Castille natale, Miguel Delibes a fait d’elle le décor de tous ses romans, très célèbres en Espagne. Sa vision est une vision traditionnelle du pays mais aussi une vision critique qui se manifeste à travers une œuvre abondante qui exalte la vie naturelle et se présente comme profondément écologique. » Quand parut la traduction de Les rats, le journal Le Monde intitula la recension du roman « La Castille immobile », malgré ce que disait l’article de Pierre Lepape : « Trente ans après sa rédaction, Les rats ne décrit plus une réalité castillane mais elle conserve sa violente beauté qui n’a pas son origine dans la réalité mais dans la pureté de son écriture. »

En 1993, Delibes reçut le prix Cervantes (« le Nobel hispanique »). En novembre 1994, l’année de parution du Chemin en français, l’écrivain se rendit à Paris où au Théâtre de Nesle était donnée une version dramatique de son roman La guerre de nos aïeux. Une version difficile, de l’aveu même de son traducteur, Albert Bensoussan qui ne l’a finalement pas publiée. De nombreux journalistes l’interviewèrent à cette occasion non seulement sur son œuvre mais aussi sur sa vie, ce qui modifia quelque peu la figure de l’écrivain uniquement attaché à un monde rural disparu. On évoqua plutôt le directeur d’El Norte de Castilla. Dans La Croix, il fut nommé non seulement « grande personnalité de la République des Lettres » mais aussi « grande personnalité de la démocratie » dans un article intitulé : « Espagne : les combats de Miguel Delibes. » Presque vingt ans après la mort de Franco, les français découvraient une autre forme de résistance contre la dictature…

Cet aggiornamento dans la réception par le public français de la personnalité de Miguel Delibes a ouvert la voie à la publication d’autres œuvres, au-delà de la toujours magnifique « œuvre rurale ». « Drame rural, chronique urbaine », a écrit Francisco Umbral à propos des deux volets de sa production, mais ne faut-il pas plutôt considérer avec José Jiménez Lozano que « la ville de province n’est qu’un ‘habitat’ et le narrateur ne la considère pas autrement. L’œil prédateur (du narrateur urbain) va droit au cœur des hommes, qu’il nous découvre en narrant leurs aventures ou directement à la blessure incrustée dans le sang de plusieurs générations ». En effet, Le fou, traduit en 1995 et Dame en rouge sur fond gris, le poignant témoignage sur la mort prématurée de son épouse, en 1998, traduits par moi-même, mettent en scène des personnages littéraires dont le drame n’a rien de spécifiquement « urbain » : « Nous sommes devant des personnages littéraires qui sont eux-mêmes et qui vivent en territoire ‘delibien’ : toute une géographie du réel-imaginaire ou de l’imaginaire-réel qui n’est pas la moindre trouvaille de cette écriture ». Les critiques et les lecteurs acceptèrent de découvrir ses nouveaux paysages, en plus de « la Castille de Delibes », encore une fois présente dans la publication des recueils de nouvelles Le linceul (1998) et Vieilles histoires de Castille (2000), toujours traduits par Rudy Chaulet. L’Hérétique, dont j’ai assuré la traduction en 2000, l’ultime roman, est sorti, pour la première fois en français peu après son succès phénoménal en Espagne, suivi en 2002 par L’étoffe d’un héros, son seul roman (publié en 1987) qui traite de la Guerre Civile. Enfin ma nouvelle traduction de Cinq heures avec Mario, a clos, en 2010, l’année de la disparition de son auteur, deux décennies de mise à disposition en français des œuvres de Miguel Delibes, presque exclusivement par les éditions Verdier.

 

L’ŒUVRE DE MIGUEL DELIBES DANS LA PRESSE

AUJOURD’HUI, FLORENCE NOIVILLE DANS LE MONDE, EN 2010.
2020, c’est aussi le dixième anniversaire de la disparition de Miguel Delibes. Dans le journal Le Monde, Florence Noiville salue alors la mémoire de l’écrivain, « l’une des grandes figures de la littérature espagnole du XXe siècle née dans l’après-guerre civile espagnole« …

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