Cycle Tosquelles

‘‘Aliéné’’ et ‘‘indigène’’.

Une histoire juridique de la folie dans l’Afrique coloniale

Comment le Droit colonial se saisit-il de la folie ? L’histoire de la maladie mentale et de ses « traitements » dans les anciennes colonies françaises reste à écrire. C’est ce à quoi s’est attaché un groupe de chercheurs français, réunis autour d’un projet financé par l’Agence Nationale de la Recherche, que Silvia Falconiéri pilote, et qu’elle nous présente ici.

 

 

Visite à Fès, du maristan de Sidi-Fredj

« Au centre de l’antique Médina de Fès, au coeur du dédale grouillant de ses souks, accolé à l’illustre sanctuaire de Moulay Idriss. s’élève le maristan de Sîdi Fredj, asile ou plutôt prison d’aliénés musulmans, curieux établissement qui retient l’intérêt du visiteur par son triple caractère superposé de lieu sacré, de geôle et d’hôpital. Là, chargés d’un lourd carcan de fer, enchaînés à !a muraille de loges étroites, de malheureux insensés attendent que la baraka du saint protecteur leur rende la raison
et la liberté — ou que la mort libératrice leur donne au paradis du prophète la place réservée aux êtres quasi sacrés dont Allah a gardé par devers lui une part de l’esprit. » Docteur de Mazel. Texte rédigé pour l’exposition universelle de 1922 à Marseille

 

« La mentalité indigène est tellement différente de la mentalité européenne, les attardés et les primitifs se laissent si facilement mener par des phraseurs orgueilleux, le ‘‘médicament’’ du féticheur a sur eux un tel pouvoir qu’il est souvent difficile de se baser sur les principes du droit européen pour donner une solution équitable et efficace à des difficultés qui en France, seraient considérées comme relevant uniquement de la réglementation sur l’assistance psychiatrique » [Lettre du gouverneur général de l’A.E.F. au ministre des colonies, 7 mars 1933 ].

Celui qui s’exprime ainsi est le gouverneur général de l’Afrique Équatoriale Française dans une missive  adressée au ministre des colonies, dans le cadre d’une affaire de condamnation à la peine décennal de l’internement administratif, suivant le régime de l’indigénat. Le condamné est en l’occurrence un « meneur » de révoltes que les médecins psychiatres considèrent atteint de « folie délirante systématisée ». Les mots du gouverneur de l’Afrique Équatoriale Française condensent en quelques lignes la complexité et l’intérêt d’une étude historique de l’approche de l’administration et de la justice coloniales à l’égard de la folie des populations colonisées.

Que se passe-t-il lorsque l’altérité constitutive de l’« indigène » se double d’une différence supplémentaire qui touche à la sphère de la pathologie mentale ? Est-ce qu’existent des  spécificités dans le traitement juridique et administratif de la folie des populations autochtones, habitant l’outre-mer français ? Qu’est-ce que les catégories et les discours de matrice coloniale nous apprennent sur les politiques contemporaines de santé mentale ? L’idée d’une mentalité, spécifique à une population déterminée, demeure-t-elle opératoire lorsque les institutions se chargent des problèmes de santé mentale des personnes issues de l’immigration ?

Extrait de correspondance, en 1933, entre le gouverneur général de l’Afrique Équatoriale Française – en poste à Brazzaville – et le ministre des Colonies, à propos du cas d’un patient « indigène ».

À l’aune de ces questionnements et face à un vide historiographique sur la prise en charge administrative et juridique de la folie en situation coloniale, est né le projet de recherche Aliéné mental et indigène. Histoire d’une double discrimination de statut en Afrique française (Fin XIXe siècle-1960), financé par l’Agence Nationale de la Recherche.

Réunissant une équipe pluridisciplinaire, composée par des historiens du droit, des juristes, des anthropologues, des historiens spécialistes de la psychiatrie coloniale, des psychologues et psychanalystes[1], cette enquête historique a pour objet les discours et les pratiques qui président au traitement juridique de la folie dans les territoires africains colonisés par la France, entre 1880 et 1960.

Un travail méticuleux sur les sources archivistiques – auprès des Archives Nationales d’Outre-Mer d’Aix-en-Provence en particulier mais pas exclusivement – a permis de réunir un ensemble considérable de documents, la plupart du temps dispersés au sein des cartons disparates qui n’avaient pas vocation à  garder des traces de questions relatives à la pathologie mentale.

Grâce à ce travail, nous sommes à mesure de cartographier les contextes hétérogènes dans lesquels le droit colonial se saisit de la folie. Ces contextes sont la plupart du temps  indépendants des institutions de santé et dépassent largement les préoccupations sanitaires. Ils touchent aux politiques coloniales, au maintien de l’ordre public, à des questions d’ordre financier. Le droit colonial dispose des moyens ‘alternatifs’ de traitement et de neutralisation des individus fous ou potentiellement atteints de troubles psychiques. L’indigénat, avec les peines d’internement administratif, figure  au premier chef.

Une disparité existe entre les différentes possessions françaises en Afrique et les diverses époques de la colonisation. Dans les territoires de l’Afrique du Nord et de Madagascar, la pluralité des contextes spécifiques à la situation coloniale coexiste avec la mise en place d’un système de prise en compte des affections mentales proches de celui de l’Europe occidentale, inspiré par la loi de 1838 sur les aliénés. Les années qui suivent le deuxième conflit mondial témoignent d’un intérêt majeur pour une prise en charge médicale de la maladie mentale qui investit également l’ouest africain.

Les premiers jalons de l’histoire juridique de la folie en situation coloniale seront jetés dans un numéro thématique de Clio@themis. Revue électronique d’histoire du droit qui verra le jour en novembre prochain. L’ensemble documentaire recueilli, de son côté, a fait l’objet d’une opération de numérisation, de fichage et d’analyse. La bibliothèque numérique AMIAF, librement accessible à toute personne intéressée à ces thématiques,  a ainsi vu le jour : https://amiaf-imaf.cnrs.fr.

Silvia Falconieri, Chargée de recherche au CNRS, Institut des Mondes Africains, Responsable du projet ANR AMIAF

[1] Membres du projet : https://amiaf.hypotheses.org/equipe.

Verbatim

Sur le site du projet AMIAF, on trouve des documents tout à fait passionnants. De nombreuses lettres, des rapports, des cartes et une iconographie saisissante. Mais la question de la santé mentale ne concernait pas uniquement ceux que l’on appelait « les indigènes ». Comme on peut l’imaginer, des troubles pouvaient affecter aussi les « colons » ! On en trouvera un exemple dans ce courrier adressé par Monsieur J.B. Boudou aux plus hautes autorités. Après avoir passé de nombreuses années – de 1837 à 1848 – en France, il voudrait bien qu’on le renvoie dans « son » pays, le Sénégal…

Monsieur le Ministre,
C’est avec des sentiments du plus profond respect, que j’ose apprendre à Monsieur le Ministre qu’étant natif de Saint-Louis (Sénégal) et étant en France depuis le mois d’octobre 1837. Je sors en ce moment de la maison des aliénés de Clermont (Oise) où j’ai resté près de deux ans et demi. C’est pourquoi qu’étant colon et blanc j’ose implorer avec les civilités les plus respectueuses la bienveillante sollicitude de Monsieur le Ministre. J’ose instruire, Monsieur le Ministre que sortant d’une telle maladie dans une faible santé et sans moyens d’existence j’oserais réclamer de Monsieur le Ministre qu’il m’envoyat dans mon pays le plus tôt qu’il conviendra à sa sollicitude car je suis dans un état complet de dénuement.
J’ai l’honneur d’être avec les plus soumis et les plus respectueux sentiments de Monsieur le Ministre le très humble et très soumis serviteur.
Boudou J.B.