Pourtant, c’est ce même Jodot qui, sous la pression de la préfecture et certainement aussi la promesse d’une compensation (l’histoire ne le dit pas), va de nouveau débloquer la situation. Il consent, d’une part, à lever les plaintes et accepte sans coup férir de vendre tous ses biens (bâtiments, forêts, scieries, etc.) à un nouvel arrivant, la société Ernest-Ader et compagnie, de Bayonne !

À force de palabres recommencées, le maire va finir par convaincre ses administrés du bien-fondé des propositions de la préfecture. Après tout, Jodot a disparu du paysage, et tout est redevenu plus simple. Quatre personnes sont désignées pour représenter le village. Elles demandent, sans concessions, le retour des troupeaux et des hommes du village dans la forêt ; le droit de pacage, les cueillettes, enfin le retour à la vie d’avant…

Mais Counozouls n’est pas seule sur terre ! Au niveau national, les droits féodaux ont disparu, remplacés par de nouvelles lois et un code forestier voté par l’Assemblée législative. Impossible à contourner sans se mettre hors la loi ! La préfecture de l’Aude répond aux délégués du village par une description détaillée de toutes les peines encourues, fortes amendes, prison ferme, et même le bagne pour les cas les plus graves.

Énième retour bredouille à Counozouls. Compte rendu, discussions, rediscussions… assez vite deux avis se dégagent et s’affrontent : ceux d’en haut, qui ont intérêt à ce que les choses se calment et qui défendent donc le préfet et ses suggestions ; et ceux d’en bas, qui ont peur de perdre dans l’affaire le peu qu’ils ont encore. Il est à nouveau question de barrages, de fusils, d’incendies. Au plus fort de l’affaire, le curé sera obligé chaque dimanche de dire deux messes : celle du haut, à 9 h 30, et celle du bas une heure plus tard. À l’école, l’instituteur explique aux élèves réunis sous le préau qu’on n’était pas d’en haut ou d’en bas, mais d’ici et d’ailleurs, que tout bien réfléchi, si on va habiter en haut, on sera toujours ici, d’en bas… Enfin, bon !

Le temps passant, la raison finira par l’emporter sans trop de dégâts, juste quelques frictions, un vol de poules, deux marrons, trois quatre lapins et, curieusement, une procédure de divorce (mais qui peut affirmer que la séparation est vraiment liée aux événements ?).

L’accord final sera signé selon les modalités suivantes :

La société Ernest-Ader et Cie, nouveau propriétaire des forêts de Lapazeuil et des Bailleurs, consent à exploiter lesdites forêts en collaboration avec le tout nouveau syndicat de Counozouls créé pour la circonstance par certains habitants décidés à prendre leur avenir en main. En ce tout début de XXe siècle, le curé, l’instituteur et le carillonneur seront entre autres villageois de l’aventure, passant du même coup du statut de révolutionnaires à celui d’actionnaires.

Selon les termes exacts de l’accord qui liera pour les années à venir la société Ader et Cie et le syndicat nouvellement créé, la société s’engage à ne couper que les arbres d’une circonférence supérieure à 0,80 mètre, et ce pendant une durée de trente années à l’issue de laquelle elle cèdera le fonds et les arbres restés sur pied moyennent une somme de 80 000 francs aux quatre-vingt-dix actionnaires formant le syndicat forestier de Counozouls ; somme que ceux-ci pourront rembourser par annuités payables en journées de travail comme bûcherons, débardeurs, charretiers, etc. L’avenir de la forêt sera ainsi assuré, car on y conservera assez d’arbres pour garantir la reformation de peuplements complets à brève échéance. Le syndicat forestier prévoit de les soumettre, aussitôt qu’elle en sera propriétaire, à des coupes réglées, de façon à en tirer un revenu annuel et constant, et une occupation pour ses membres en dehors des époques du travail agricole.

Tout est bien qui finit bien. L’atmosphère s’est brusquement détendue. On décide alors, et ça n’étonnera personne, d’organiser à Counozouls un grand banquet, des plus républicain. Imaginez la place de l’église décorée de grandes guirlandes tressées de buis, les drapeaux et les lampions, les tables recouvertes de nappes blanches ornées de feuillage et de fleurs. Les plus belles vaisselles sorties des placards, les bouteilles mises à rafraîchir dans le puits, les cuisinières les plus aguerries qui confectionnent les tourtes, pâtés, farcis et autres gâteaux pendant que d’autres rôtissent les sangliers sacrifiés pour l’événement, exposés à peine morts sur une charrette… La veille, une main anonyme avait pendu autour du coup d’un des plus vieux mâles vaincus une pancarte, avec ce nom écrit à la craie : « Jodot » !

Présidé par le préfet, le député et les représentants de la société Ernest-Ader, ce fut un mémorable banquet qui rassembla tout le village au grand complet… ou presque. Car à l’écart, sur une hauteur, quelqu’un observait les lueurs de la fête, assis dans l’ombre sur un tronc d’arbre : c’était le vieil Anatole, un ancien combattant de la guerre de 1870, accompagné de son chien Bismarck. Il ralluma sa pipe à la flamme d’un briquet puis expira bruyamment…

Vendus, traîtres, bons à rien ! Un jour, je foutrai le feu à ce village !…

 

À suivre demain…