Toutes ces nouvelles font la une des journaux de l’époque, sur les Grands Boulevards, on se montre, on se met à la mode, on veut tout écouter, tout voir, Paris ne dort plus, il rêve, tout éveillé. Les regards sont tournés vers les titres du tout nouveau cinématographe, Toulouse-Lautrec couvre les colonnes Morris d’affiches aguichantes.

Mais à Paris, ville lumière, tout le monde ne profite pas vraiment de toutes ces nouveautés, flamboiements et bamboches. A peine éclairé par de blafards becs de gaz, ici aussi en bas, on rêve. On rêve que demain, l’Internationale sera… et puis que Ah ! ça ira, ça ira, ça ira ! Encore une fois, et que….

La Petite Ceinture ne pourra plus bien longtemps empêcher le gros et gras ventre de Paris d’éclater enfin au grand jour…

L’Illustration, journal parisien daté du 9 janvier 1904 (n° 3176) ne titre pas que sur des potins et autres joutes politiques. Dans les pages intérieures, on trouve un article avec des photographies qui relate un fait divers qui nous intéresse, puisque la région où se passe ces événements est précisément celle que nous décrivons depuis le début, au bout de la France, tout au bout de l’Aude… Les mots sont forts : révolte, incendies, incivilités, troubles à l’ordre public.

L’article résume assez bien la situation et décrit d’abord l’isolement du village de Counozouls : un site grandiose entouré de grandes forêts et, juste au-dessus, les montagnes enneigées. « Il nous faudra pour l’atteindre sept longues heures, résume l’envoyé spécial du journal ; deux en train depuis le chef-lieu et cinq en voiture sur une mauvaise route à travers un défilé vertigineux. » Puis vient un résumé des faits : la dénonciation des droits féodaux par le nouveau propriétaire des lieux, le sieur Jodot. L’article parle d’événements, d’amendes, de procès et d’attentats.

Mais que s’est-il vraiment passé ?

A Counozouls, jusqu’à cette funeste année 1894, rien n’était venu, comme on l’a vu plus haut, bousculer les habitudes et les anciennes traditions. Chacun savait ce qu’il avait à faire et ce qu’il pouvait faire, aux champs, dans les pacages ou les forêts alentour. Quelques mariages, des enterrements, la fête locale, et c’est à peu près tout. Mais c’était sans compter sur le sieur Jodot, venu de Paris. Aussitôt installé, l’industriel s’empresse de mettre en place des méthodes modernes de gestion de ses nouveaux biens et, pour ce faire, il embauche à Quillan un régisseur et plusieurs gardes forestiers qui vont mettre la plus grande partie de la forêt en coupe réglée. Les autorités du village et les habitants sont informés que, dorénavant, ils ne pourront plus bénéficier des droits féodaux accordés et maintenus depuis des générations, jusqu’au dernier propriétaire, le baron de la Rochefoucault puis ses héritiers. Les droits de pacage, d’affouage, de marronnage sont supprimés, sauf sous certaines conditions très encadrées !…

Mais voilà. Quand on connaît les surfaces à surveiller (la forêt de Lapazeuil fait 1590 hectares et la forêt des Bailleurs 675), on peut se douter que, si pendant les premiers temps les habitants sont déstabilisés, hésitants, ils vont vite s’organiser. Dans les réunions, le soir au coin du feu, les grandes gueules persuasives auront vite raison des plus craintifs. Et il est décidé de passer à l’action. Avec quelques petites précautions, on part de nuit, sans lanternes, sur les sentiers connus de tous ; on attire les gardes d’un côté et on va de l’autre ; on cache soigneusement le bois coupé dans des stocks secrets, on le récupérera juste aux premières neiges, quand les gardes resteront près du feu. Et mille autres ruses. Petit à petit, tout redevient comme avant Jodot.

Les habitants, voyant que rien ne se passe, s’enhardissent encore et commencent à faire paître les troupeaux plus près du village, à couper du bois plus qu’il n’en faut. Quelques années passent, dans cette insouciance retrouvée. Les gardes ferment plus ou moins les yeux… Mais Jodot, qui s’était éloigné pour ses affaires jusqu’à Paris, revient et constate que ses ordres ne sont pas exécutés. Pour lui, qui ne pense qu’aux affaires et à ses intérêts, c’est intolérable ! Les gardes sont virés, remplacés, et très vite des procès verbaux sont dressés : les 26, 27 et 31 mai, les 8 et 9 juin 1897 contre Fromilhages et Soulié, pâtres communaux de Counozouls qui gardent les bêtes de la communauté, et qui se voient traduits devant le tribunal correctionnel de Limoux trois semaines plus tard, le 24 juin. Le verdict est en faveur des deux pâtres, le tribunal estimant que le préjudice est infime au vu de l’étendu des forêts. De plus, les droits féodaux n’étant pas dénoncés, ils s’appliquent encore, comme d’ailleurs dans d’autres communes montagnardes de la région. Enfin le tribunal estime que les prévenus sont employés par la commune et qu’ils ne sauraient donc être tenus pour responsables du préjudice. Jodot fait appel et décide donc d’attaquer la commune, puisque c’est elle qui est responsable.

Le temps passe et les gardes continuent à verbaliser les contrevenants. Les nouvelles pièces s’accumulent dans le dossier. Le procès en appel est instruit, plusieurs années après, devant le tribunal de Montpellier. Le dossier d’appel, défendu par les conseils de Jodot, est solide, et la commune ne peut s’appuyer que sur un bon droit séculaire. Et puis Montpellier, c’est bien loin de Counozouls !

Le verdict tombe, implacable : la commune est condamnée aux dépends et doit donc payer tous les frais. Il lui reste la cassation, mais au vu de ses faibles ressources et des frais déjà engagés, le pari semble trop risqué. Les hommes fiers doivent hélas, la mort dans l’âme, abandonner la partie… Mais dans ces terres de Résistance, rien n’est jamais terminé.

A suivre demain…

 

L’auteur : Jacques Joulé est brocanteur, chineur, et grand amateur de vieux livres. Il vit, pense, rêve et agit à Lagrasse…