n° 93

mercredi 8 août 2018

La chanson de Mablé

Le Récantou est un petit bar glacier, coincé sous la Porte d’eau, l’arche en pierre qui marque l’entrée du vieux village. Au milieu du petit chaos des fausses ruines basses reconstituées par le service des Bâtiments de France pour signifier qu’ici, au Moyen-Âge, les maisons s’adossaient aux remparts (terribles ravages du didactisme patrimonial sur lequel s’écorchent les genoux de nos enfants depuis près de quinze ans), François a installé quelques tables, des canapés, des parasols, et l’endroit, avec une vue extraordinaire sur l’abbaye et la rivière, se révèle délicieux pour les apéros du soleil couchant. Nous, nous préférons nous y retrouver chaque matin à 9 heures 15 avec un des intervenants de la veille, pour qu’il puisse répondre aux questions du public : l’usage au Banquet est de ne pas faire suivre les interventions formelles de débats interminables souvent confisqués par deux ou trois esprits sûrs. Mais il faut bien que l’on se parle. Alors, au delà des apartés de bistrot, qui restent un mode impeccable, les Rebonds du matin (9h15-9h45) servent à ça.

Hier, Stéphane Habib a pu constater que sa conférence de la veille sur l’antisémitisme avait bousculé bien des certitudes. Échange clair, dur et tendu, nécessaire. Au milieu d’une question lourde et lisse comme une pierre très ancienne, inaccessible, une voix féminine, belle et profonde, triste et lente, s’est élevée au loin, dans la rue de derrière. Une chanson qui venait d’une des fenêtres d’un appartement du Cada, le Centre d’accueil pour les demandeurs d’asile. L’appartement de Mablé et de Bassitou…

Mablé et Bassitou viennent du Bénin. Ils aimeraient bien que le gouvernement français reconnaisse leur existence, leur envie de faire leur vie sur cette terre-ci, loin des menaces et du malheur. Comme disait Achille Mbembé cet après-midi, l’Europe a décidé de transformer le corps des africains en frontière. Ainsi, ils promènent en eux cette impossibilité à nous rejoindre. Dans le Cada de Lagrasse, où les journées sont parfois longues, ils attendent la réponse des commissions adéquates, sans pouvoir imaginer si elle leur ouvrira les portes, ou si elle les obligera à un nouvel exil. Mablé et Bassitou se font du souci. Mais le matin, dans sa cuisine, quand il faut accueillir leurs enfants dans un nouveau jour qui commence, Mablé chante, une chanson de chez elle, belle et profonde, triste et lente. Nous, on passe dans la rue, on s’arrête un moment, la tête dressée vers la fenêtre ouverte, on sourit. On se dit que même avec des frontières, des polices spéciales et des lois scélérates, malgré la lâcheté du plus grand nombre et l’hypocrisie criminelle des autres, c’est décidément impossible d’arrêter les chansons que chantent les mères…

 

Le bar du Récantou accueille chaque matin les Rebonds du Banquet...

aujourd'hui mercredi

9h : marcher dans la garrigue avec Catie Lépagnole (rendez-vous à l’abbaye)

9h15 : Rebonds (Café du Récantou, à la Porte d’eau) avec Achille Mbembé

9h30 : Atelier cinéma par Jean-Louis Comolli et Jean Narboni (Salle des fêtes)

10h : Atelier de littérature et civilisation grecques par Dominique Larroque (École du village)

11h : Atelier de philosophie par Françoise Valon (Chapiteau des jardins de l’abbaye)

12h30 : Conversations sur l’histoire par Patrick Boucheron (Chapiteau des jardins de l’abbaye)

14h30 : Atelier lecture, par Mélanie Traversier (Boulangerie des moines)

15h : Dialogue entre Patrick Boucheron et Jean-François Corty (Chapiteau des jardins de l’abbaye)

16h : Romain Bertrand, « Le nuage et l’entaille, la leçon oubliée d’Alfred Russel Wallace » (Chapiteau des jardins de l’abbaye)

17h45 : La Criée Riboulet, avec Christophe Pradeau (Librairie du Banquet)

18h : Jean-Claude Milner, « Troubles dans la sexualité » (Chapiteau des jardins de l’abbaye)

21h30 : Lecture de Marie-Hélène Lafon, Lecture tissée.

 

16h43 : extrait

ACHILLE MBEMBE

« C’est le corps de chaque africain que l’Europe a décidé de transformer en frontière ». Hier après-midi, sous le chapiteau, Achille Mbembé a porté haut le regard sur les migrants. « Nous ne voulons pas voir, parce que nous ne voulons pas entendre. »

 

Textes

 

RÉGIS DEBRAY

 

Écrivain et philosophe, Régis Debray tient feuilleton tout l’été sur les antennes de France Inter, autour de la figure de Paul Valéry. Le 20 juillet dernier, en évoquant Albert Camus, il a dressé le territoire d’une « Pensée de midi » qui nous a semblé résonner avec quelques projets nôtres…

 

 

« La Méditerranée, c’est plus qu’un climat, c’est un esprit, et même une famille d’esprit. Albert Camus, l’algérois, en fait partie, et il a d’ailleurs baptiser cette famille comme une éthique, « la pensée de midi », midi le juste. C’est une civilisation singulière, mais non pas supérieure à d’autre, elle a simplement ses propres valeurs, plus proches du monde antique que du monde chrétien. Elle préfère les fables aux dogmes et les mythologies à la théologie. Au fond, c’est une spiritualité à taille humaine, une pensée de la mesure et des limites, où la lumière est sœur de l’intelligence, non de l’ivresse des cimes, où la forme est domptée par le goût de la beauté et des formes claires.

Valéry est de ceux qui ont donné sa pleine noblesse à ce qu’on pourrait appeler l’art de la Méditerranée, auquel a succédé, au vingtième siècle, le temps de l’Atlantique, et aujourd’hui au notre, l’océan global.

La mer intérieure est solidaire d’un humanisme lumineux, pluriel, métisse, commerçant, doué pour l’accueil et la conversation, un monde où, chose rare, les Dieux se tiennent tranquilles, peut-être parce qu’il y en a plus qu’un. C’est une attitude résumée par l’exergue du Cimetière marin :

« N’aspire pas, ô mon âme, à la vie éternelle, mais épuise tout le champ des possibles. »

Albert Camus a repris la même épigraphe du poète grec Pindar dans le Mythe de Sisyphe, et ce n’est pas un hasard : « L’ignorance reconnue, le refus du fanatisme, les bornes du monde et de l’homme, le visage aimé, la beauté enfin, voici le camp où nous rejoindrons les grecs. Malgré le prix que coûteront aux artistes leurs mains vides, on peut espérer leur victoire. Une fois de plus, la philosophie des ténèbres se dissipera au dessus de la mer éclatante. Ô pensée de midi, la guerre de Troie se livre loin des champs de bataille. » Albert Camus.

La Méditerranée, c’est une troisième voie, entre la civilisation montante des robots, l’Amérique, et celle des foules en coupes réglées, la Russie…

Et on peut dire que chez un Valéry comme chez un Camus, dire oui au sud c’est dire non à l’est et non au nord.

Cette « Pensée de midi », ce n’est pas un nationalisme du soleil, ce n’est pas un indigénisme, elle se voue plutôt à l’union de la terre et de la mer, que ce soit Tipasa en Algérie ou en Languedoc, ou à Gènes, en Italie… »

Régis Debray

Extrait de « Un été avec Paul Valéry », France Inter 20 juillet 2018

 

Variations sur la confusion 4

par Gilles Hanus

Il y a une confusion juvénile, mais elle n’est ni la seule ni la plus difficile à dissiper. Il en existe une autre forme, qu’on pourrait appeler sénile, engendrée par la certitude d’avoir déjà tout vu. Le décalage avec l’événement vient alors de la longueur d’avance que l’on se donne toujours par rapport à lui. Peut-être en sommes-nous là : incapables de discerner parce que nous croyions au fond avoir atteint des formes indépassables d’existence et d’intelligibilité renvoyant à des configurations mondaines immuables. Peut-être, pour le dire avec Nietzsche, sommes-nous atteints, lorsque nous constatons la confusion des temps, du syndrome du « dernier homme » dont parle l’avant-propos de Ainsi parlait Zarathoustra, de celui qui croit avoir tout vu et s’être ainsi débarrassé de la possibilité même d’être surpris, de celui qui, sans être allé nulle part, est cependant déjà revenu de tout.
Ce n’est plus alors à la confusion jouissive de l’enfance que nous serions confrontés mais à la confusion du fixe, si l’on peut dire, à la rigidité d’une construction dont le but était pourtant initialement de sortir du chaos, d’y trouver une orientation, un sens. Les repères qui ordonnent le chaos en monde, notre manière d’envisager celui-ci, dessinent avec le temps un ordre du monde qui nous englue, nous emprisonne – ordre imaginaire, pourrait-on dire, bien qu’il ne l’ait pas toujours été.

Portrait

Portrait de l’orage, à 19h50, par Lina M

1918, l'été Joë Bousquet

Le 27 mai 1918, à Vailly-sur-Aisne, près de Soissons, sur le plateau de Brenelle, l’écrivain Joë Bousquet, poète et philosophe, est atteint par une balle en pleine poitrine qui blesse sa moelle épinière et provoque la paralysie immédiate et définitive des membres inférieurs. Dans un petit livre passionnant paru au mois de juin aux éditions Trabucaire, Serge Bonnery et Alain Freixe reviennent sur cet événement qui détermina la vie sociale et artistique de Bousquet, et le rapproche de sa « deuxième blessure » : en 1939, lorsque Bousquet voit partir au front ses amis de Carcassonne et d’ailleurs, sa moelle épinière se remet à saigner…

Les auteurs nous ont autorisés à reproduire ici, chaque jour, des extraits de leur livre.

Aujourd’hui, deux lettres de Joë Bousquet, l’une à James Ducellier, l’autre à Jean Cassou…

 

lire ici la lettre à James Ducellier…

lire ici la lettre à Jean Cassou…

Regarder

A onze kilomètres de Lagrasse, l’artiste Philippe Aïni a installé, dans l’ancienne cave coopérative du village de Serviès en Val, un centre d’art contemporain remarquable qui propose, jusqu’à la fin de l’été, une exposition collective d’une trentaine d’artistes autour de la haute figure de Pierre Souchaud, le créateur d’Artension. Chaque jour, nous vous proposerons une œuvre exposée dans l’exposition. Aujourd’hui, Roger Decaux

Roger Decaux est né en 1919 à Dombasle-sur-Meurthe, et décédé à Nancy en 1995.

« Comme on se doute que ce qu’on a à dire a déjà été dit, la tentation est grande de ne s’intéresser qu’à la forme. Il faut se rassurer, notre sens de la mort et de la vie est différent dans le temps et dans l’espace de notre prochain voisin. »

On peut consulter ici le site de la Coop-Art.

 

L’année dernière, le vendredi 8 août, en conclusion du banquet, la lecture de L’Iliade réunissait quatre-vingt dix lecteurs pendant plus de quatorze heures. L’intégralité de cette lecture, divisée en vingt-quatre chants, est désormais disponible en vidéo. Vous pouvez y accéder en ouvrant ici la page spéciale de YouTube consacrée à cet événement !

Et merci à Lina pour les découpages et la mise en ligne intégrale !…

 

Comme ça, pour terminer...