Compagnies de Jean-Louis Comolli

Nicolas Philibert, cinéaste

 

 

Jean-Louis Comolli et Nicolas Philibert, pendant le tournage du film « Nicolas Philibert, hasard et nécessité » (2021)

Depuis toujours, j’ai avec moi un petit carnet qui me sert à noter des bouts de phrases rencontrées au hasard de mes lectures. On y trouve pêle-mêle des géants comme Tchekhov, Soulages, Godard, Deleuze, Akerman, Bresson, Daney, Van der Keuken et bien d’autres encore, mais aussi des obscurs, des sans-grade non moins lumineux, ici une remarque entendue dans un train, à la radio, au café du coin…

Jean-Louis Comolli y figure en bonne place. Mieux que cela : j’y ai consigné des paragraphes entiers tirés de ses livres. C’est dire combien ses films et plus encore ses écrits – mais sont-ils dissociables ? – ne cessent de m’accompagner, de me nourrir, de m’encourager. Je ne suis pas seul. Je crois pouvoir avancer que nous avons été et sommes encore nombreux, cinéastes, documentaristes (décidément, je n’aime pas ce mot) ou « simples » cinéphiles, à nous être senti portés, parfois requinqués et comme légitimés par sa pensée quand le documentaire était regardé de haut, comme du sous-cinéma.

Comolli est celui qui a osé affirmer à la face du monde que l’aventure documentaire était la part la plus vivante, la plus libre du cinéma, la plus fragile aussi, celle qui s’efforce encore « de sauver quelque chose de la dignité des hommes et des femmes de ce temps ». Il est celui qui a su déplier en profondeur, comme personne peut-être ne l’avait fait avant lui, l’idée selon laquelle rendre compte du réel était toujours aussi le transformer, le réinventer, mais aussi s’exposer à son risque puisqu’on y est suspendu au désir de l’autre, au bon vouloir de celui qui est filmé.

Éternel non-aligné, ouvert à tout, curieux de tous, à l’écart des courants, des modes et du cynisme ambiant, il nous laisse un ensemble théorique de tout premier ordre sur le geste cinématographique, la place du spectateur et le devenir des images. Peu à peu s’y forge une éthique qui s’oppose à la dictature du divertissement à tout prix, de la transparence, de ce tout-visible dans lequel nous sombrons inexorablement. Mettre en scène ? Résister au désir pulsionnel de tout voir.

Comme j’ai eu l’occasion de l’écrire au nom des cinéastes de la SRF, Jean-Louis Comolli aura défendu jusqu’à la veille de sa mort le cinéma comme dernier territoire possible de l’utopie, ultime rempart contre la déréalisation du monde. Jusqu’au bout, il aura défendu les salles obscures contre la ruée vers le virtuel et la domination des plates-formes, le grand écran contre sa réduction, qui amenuise la portée critique du cinéma et astreint le visionnage des films à devenir de plus en plus solitaire, de plus en plus distrait.

En juillet 2019, pendant toute une semaine, chaque après-midi, nous nous étions retrouvés dans son jardin, à parler et à rire. Il me filmait. Déjà malade, il prenait sur lui, n’en montrait rien. Je le savais, et il savait que je savais. Ce tournage a définitivement scellé notre amitié. Par la suite, nous avons continué à beaucoup échanger. Au téléphone surtout, confinement oblige. Souvent. Jusqu’au bout. Et toujours cette attention à l’autre, cette élégance, cette générosité…

Nicolas Philibert, 7 août 2022

 

 

 

 

Chaque jour, nous proposons également un extrait de vidéo qui permette de retrouver Jean-Louis Comolli, sa voix, ses engagements, ses colères, ses certitudes…
En 2011, lors d’un Banquet de printemps à Lagrasse, Jean-Louis Comolli revenait avec Carlo Ginzburg et Martin Rueff sur L’Affaire Sofri, et la traduction en film que fit Comolli du livre de Ginzburg consacré à cette histoire…