Compagnies de Jean-Louis Comolli

par Ginette Lavigne, tour à tour et parfois en même temps, assistante, coscénariste, monteuse et coauteure d’une vingtaine de films de Jean-Louis Comolli depuis 1992. Réalisatrice elle-même.

et Gérald Collas, producteur au sein de l’Institut National de l’Audiovisuel, a produit de la fin des années 90 à 2019 une quinzaine films de Jean-Louis Comolli.

 

 

Jean-Louis Comolli et Ginette Lavigne pendant le tournage de « Filmer pour voir ! »

Jean-Louis Comolli. Un compagnonnage toujours renouvelé (Extraits de deux articles à paraître dans Images Documentaires en octobre 2022)

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Travailler avec Jean-Louis Comolli par Ginette Lavigne

J’ai eu la chance et le plaisir de travailler avec Jean-Louis Comolli dès 1993, mais c’est en 2002 que la relation de travail avec lui est devenue ce qu’elle n’a cessé d’être pendant ces dernières années en se recentrant sur le montage.

À l’époque du tournage de L’affaire Sofri, avec Carlo Ginzburg, le logiciel de montage Final Cut venait d’arriver sur le marché et Comolli, qui adorait toutes les nouvelles technologies, s’est empressé de l’installer dans la salle de montage qu’il avait aménagée dans le 15e arrondissement. C’est ainsi que nous avons monté ensemble L’affaire Sofri puis un autre film et un autre encore jusqu’à ce dernier, terminé en novembre 2019, Nicolas Philibert, hasard et nécessité.

Cette salle de montage est devenue notre antre, notre caverne. Un lieu un peu à part qu’on appelait du nom de la rue où elle se situait : Finlay. Dans ce petit studio, il y avait face à la fenêtre et trônant sur une table de bois clair, l’ordinateur de montage, à gauche des armoires vitrées où s’entassaient des centaines de cassettes de rushes, à droite une bibliothèque contenant principalement des livres de cinéma et de philosophie. Au fond de la pièce, un canapé permettait à Jean-Louis de faire sa sieste quotidienne.

Il n’y avait pas de règle bien définie sur la manière dont les choses se mettaient en place, cela variait selon la matière du film sur lequel nous devions travailler. On n’aborde pas de la même manière un montage dont le déroulé est déterminé par le sujet, comme peut l’être une campagne électorale, ou un film qui doit se fabriquer au montage comme par exemple l’articulation entre les récits kanak et la construction d’une usine de nickel.

Je n’ai pas la mémoire d’une procédure particulière, pas d’anecdotes à raconter, et finalement peu de souvenirs marquants de ces heures passées à fabriquer des films.

Ce sont plutôt des impressions, des souvenirs épars qui émergent comme des roches qui affleurent sur un fleuve qui nous aurait emporté.

Parfois, les premiers jours de montage, lorsque nous commencions à visionner les rushes, Comolli semblait fragilisé, presque démuni. Ces moments de découverte de ce qu’il avait filmé étaient pour lui souvent une épreuve. Entre la fascination pour les images, les souvenirs du tournage, le regard de l’autre, il était pris dans un maëlstrom de sentiments contradictoires et/ou changeants. Il était joyeux et soulagé en découvrant que la parole de tel ou tel personnage se révélait plus forte qu’il ne s’y attendait, mais parfois déçu du manque de présence de tel autre, ou frustré s’il sentait une faiblesse de mise en scène.

À ces émotions s’ajoutait ce qu’il ressentait dans le regard de l’autre. Partant du principe que le monteur est le premier spectateur, il surveillait mes réactions, écoutait mes impressions, tentait de percevoir mes sentiments. Il était animé par une croyance indéfectible dans la capacité de l’autre à penser et agir.

Il racontait souvent que, dans les années 80, pendant la réalisation des treize épisodes de La France à la carte, le rythme des tournages et l’éloignement entre les lieux où il filmait et l’Ina où se montaient les films étaient tels qu’il avait appris à se départir de son emprise sur le montage. Ce mode de fonctionnement lui était resté, et bien souvent il passait à Finlay sans y rester. Mais chaque jour nous parlions. C’est dans ces discussions avec lui et confrontée à la matière que j’ai appris à monter la parole et à construire un récit cinématographique.

Certains films réclamaient sa présence permanente. Ce sont tous ceux qui comportaient des citations d’autres films. Rechercher l’extrait le plus juste, le raccord le plus précis nous donnait l’occasion de voir et revoir les films, de comprendre leurs enjeux formels, de les analyser. Ce principe présidait au choix des extraits de films cités dans ce qu’on pourrait appeler les « portraits » : Roberto Rossellini, Richard Dindo et Nicolas Philibert. Quel moment privilégier dans l’œuvre ? Comment l’introduire ? Faire ou non un arrêt sur image ? Une surimpression ? Toutes ces questions que l’on se pose en montage donnaient lieu à des modifications permanentes.

En général, nous tombions d’accord assez rapidement, mais il m’apparaît que nous jouions deux partitions différentes : Jean-Louis, le passeur, tirait vers une construction linéaire, fluide, presque démonstrative tandis que de mon côté j’avais envie de ruptures de rythme, de sauts narratifs, d’écritures formelles cassant les codes documentaires. Cet écart entre nos deux approches loin de nous séparer, a finalement très bien fonctionné. Le message d’intelligibilité de Jean-Louis était d’autant plus perceptible qu’il était interrompu par des plans fantomatiques ou étranges que je me plaisais à filmer et à monter.

Alors que la maladie qui allait l’emporter gagnait du terrain, Jean-Louis m’a appelée pour que nous visionnions ensemble les films du groupe Medvedkine en vue d’un prochain film sur le cinéma militant. Il était temps, disait-il, de revenir sur cette expérience menée dans les années 70, de reprendre ces films, de les redécouvrir.

Le cinéma ne s’arrête jamais.

 

 

Filmer l’écrit, filmer la parole par Gerald Collas

« Filmer la parole ». C’était l’un des chantiers (théorique et pratique) que Jean-Louis a poursuivi tout au long de sa carrière, un chantier qu’il avait ouvert, du moins au niveau de sa pratique, en filmant Pierre Perrault pour la série Cinéastes de Notre Temps. Le film coréalisé avec André S. Labarthe a d’ailleurs pour titre : Pierre Perrault, l’action parlée. Une parole pour être filmée, puis entendue, a besoin d’un corps. Elle ne saurait flotter dans le off, ne pouvoir être raccordée par le spectateur à un corps filmé, à une présence. Ce sera une constante de tous ses films suivants : toujours s’appuyer sur un passeur pour qu’un savoir, quel qu’il soit, puisse être transmis. Ce qui l’amène à Fellini c’est le livre que Jean-Paul Manganaro lui a consacré, Federico Fellini, romance, et le fait que ce dernier, un ami de longue date, accepte de se prêter à un tournage qui prendrait la forme d’une conversation autour de deux films du maître italien : La Dolce Vita et Huit et Demi.

Sans doute plus que les films de Fellini, c’est lui qui est à l’origine du projet. Fellini, à la différence de Rossellini, ne fait pas partie des cinéastes de référence de Jean-Louis. C’est l’admiration de Jean-Paul Manganaro pour ce cinéaste dont l’œuvre a accompagné toute sa vie qui donne à Jean-Louis le désir du film. Lorsqu’il me propose le projet, c’est le livre qu’il m’invite à lire, c’est de lui qu’il me parle et de sa complicité avec son auteur, pas du cinéma de Fellini. C’est la passion de Manganaro pour l’œuvre fellinienne que Jean-Louis choisit de filmer, comme Rossellini, l’agnostique, filmait la croyance à travers le regard d’Ingrid Bergman dans la scène finale de Voyage en Italie. Pour qui veut filmer : à défaut de croire, croire en la croyance de l’autre.

Retour quatre ans plus tôt. C’est une autre parole, une parole qui se déploie elle aussi à partir d’un écrit, celle de l’historienne Sylvie Lindeperg que Jean-Louis mettait en scène dans le grand studio de l’Ina : « J’avais dit à Sylvie Lindeperg qu’elle ne serait que rarement filmée in. C’est sa parole qui nous intéressait, parole qui pouvait parfaitement être enregistrée sans images. Et (je ne sais pourquoi) Sylvie Lindeperg s’est retrouvée prise dans presque tous les plans que nous filmions (…) je crois que sans que nous y ayons vu malice, les premières prises nous ont fait ressentir, à Sylvie Lindeperg, à l’équipe, à moi-même, qu’il y avait à filmer une histoire de l’historienne, une histoire de naissance au cinéma, la fabrique d’un personnage de film, ce qui ne peut avoir lieu, en « documentaire », que par un certain nouage du corps filmé et de la machine qui le filme. Sans que la chose soit débattue, l’historienne passait du off au in. L’enjeu est évidemment de proposer au spectateur d’apprendre « quelque chose » non point depuis la place de l’élève ou de l’ignorant mais depuis la place même du spectateur de cinéma, qui doit être affecté pour suivre (le film, la parole, le récit). Alors, oui nous entrons dans la dimension fictionnelle spéciale au « documentaire », une fiction qui passe par un autre qui ne soit pas un simulacre. C’est donc aux « personnes réelles » de devenir ces spectres sans lesquels il n’y aurait pas cinéma. Le film se nomme Face aux fantômes.

Je ne saurai parler de la rencontre de Jean-Louis avec Carlo Ginzburg. Elle s’est produite à l’occasion d’un film que Paul Saadoun et Thierry Garrel lui avaient proposé à partir d’un livre singulier de cet éminent historien : Le juge et l’historien, considérations en marge du procès Sofri (Verdier poche, 2005). Le film fut fait et une relation appelée à durer s’était nouée. En décembre 2002, ils s’étaient retrouvés tous deux invités à La Rochelle. J’avais accompagné Jean-Louis pour une raison que j’ai oubliée, et dans le train du retour au cours de la discussion, Jean-Louis proposa à Carlo de le filmer à nouveau. Pour le film autour de l’affaire Sofri, il avait proposé un dispositif du type de celui qu’il avait expérimenté avec l’architecte Pierre Riboulet dans Naissance d’un hôpital : lui faire rejouer la recherche qu’il avait menée pour le livre. Carlo Ginzburg, bien qu’appréciant beaucoup le film, avait refusé. Il ne voulait pas refaire. Cette fois, Jean-Louis lui proposa autre chose : pourquoi ne le filmerait-il pas dans le présent d’une recherche, de celle qu’il entamait autour du Roman de la rose, une œuvre poétique française du XIIIe siècle ?

L’idée séduisit Carlo Ginzburg qui tint cependant à préciser qu’il ne savait pas vers où cette recherche allait l’entraîner, que tout cela allait dépendre de ce qu’il trouverait au cours de celle-ci. Sans doute une réflexion autour du thème de la mimésis en partant du précepte aristotélicien ars imitatur naturam. Jamais, je ne m’étais engagé de cette façon sur un projet au si long cours et au terme aussi incertain. Il y eut six tournages de chacun une semaine, à raison de deux par an, dans l’appartement de Carlo Ginzburg à Bologne. Le montage s’étala lui aussi dans le temps. Le film (mais est-ce bien un film ?), fait de bout en bout à quatre mains avec Ginette Lavigne, est découpé en 8 épisodes d’une durée totale de 9 heures. Cette aventure, filmer un livre en train de s’inventer, est sans doute sans équivalent. Le livre n’a jamais été écrit, il n’en reste pas moins cette trace étrange de ce qu’il aurait pu être. Son fantôme.