CAMILLE DE TOLEDO

Le conte des trois Europe

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Quand le désarroi collectif s’étend – la crise du « bel » horizon européen, ce paradoxal revival de la seconde moitié du XXe siècle qui aura permis à l’Europe, après l’entière faillite morale, éthique, philosophique, politique, de se reconstruire – il peut ne pas être inutile de repenser, en effet, l’avenir. Voire de panser l’avenir. Afin de redonner des forces à ceux, de bonne volonté, qui espèrent rendre l’horizon du temps à nouveau désirable. Afin de faire de l’Europe autre chose que : a. une machine mémorielle infinie à laquelle nous nous soumettons sans cesse « pour ne pas que ça recommence ». b. une sous-Amérique qui rêve d’un marché intégral entre des citoyens-entrepreneurs devenus par le miracle des traités des self-made-europeans. Ou c. ce lieu des nostalgies patrimoniales et des vieilles fiertés blanches, où l’on se congratule encore d’être « mieux civilisés », alors même que l’histoire universel ressemble à un long acte d’accusation contre l’Europe. Se peut-il alors que cette vieille peau dont parlait Malaparte – dans Kaputt -, la peau de l’Europe, accueille enfin toutes les hontes et les souffrances pour les transformer ? Et même, un tel horizon d’à-venir est-il envisageable quand partout, de l’Oural à l’Atlantique, ce sont les vieilles rengaines, les pensées zombies de l’ethno-nationalisme qui cavalent ?

C’est, en tous les cas, le souhait qui porte cette lettre. 
Tenter. Tenter d’éclairer. De saisir ce malaise que nous ressentons. 
Et ce, allez, depuis le commencement.

Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, trois Europes se disputent sans que jamais le « jeu » de cette dispute soit clairement énoncé. Les intérêts qui portent une telle confusion ne sont pas révélés, par omission ou par stratégie. Mais avant d’y venir, je dois dire comment cette « théorie des trois Europes » m’est apparue. C’était en 2015, je participai à un congrès d’écrivains pour soutenir le projet européen contre les victoires électorales de l’extrême-droite. Je me retrouvai – comme cela m’était arrivé plusieurs fois – aux côtés d’une centaine d’auteurs de toutes les langues et de tous les horizons. Nous étions les invités de l’ancien Ministre des Affaires étrangères allemand, Frank-Walter Steinmeier, dans une grande salle climatisée prêtée pour l’occasion par la Bundesbank. Je souligne : une conférence d’écrivains au cœur d’une banque… Malaise. Les lettres, les humanités, telles un supplément d’âme pour soutenir un projet dépourvu de vision. C’était, je le précise encore, en pleine crise de la dette, alors que la Grèce à terre cherchait une autre voie pour l’avenir. Je ressentis alors un profond dégout d’être là, invité pour cautionner cette Europe-là. Ce fut dans ce dégoût que je puisai le besoin vital, cardinal, de distinguer ce qui, dans la confusion, entretenait mon malaise. Était-ce par ce que je portais en moi le sens de la vie exilique, de l’errance, entre les nations, que je devais voter pour ce monde-là, celui de l’archimonde européen ?

Il y a trois Europes qu’il importe – je le comprenais alors – de séparer, dans l’espoir qu’elles deviennent des forces politiques autonomes, structurant dans l’avenir le combat politique à l’échelle du continent. Afin que nous puissions y voir clair et réellement choisir. Une Europe delorienne, une Europe huntingtonienne et une Europe benjaminienne. La première, delorienne – delorsienne – nous ne la connaissons que trop et elle est essoufflée, corrompue et compromise. C’est celle des « pères fondateurs », celle qui depuis le Traité de Rome a cru, sans jamais l’expliquer, à la « théorie fonctionnaliste » : l’Europe se consoliderait par la seule force de sa technostructure, de ses réglementations… Cette Europe a brodé idéologiquement une fable où la paix et la prospérité convolent. Elle poursuit l’image inatteignable d’un marché où chaque entité de capital et de travail sera finalement mise en concurrence avec toutes les autres. Cette Europe – du nom de son public servant le plus zélé, Jacques Delors – protestante, systémique, est devenue pour des millions d’individus celle de la douleur. C’est en son nom que l’Espagne, la Grèce, la France… sacrifient leurs dépenses en matière de santé, d’éducation. C’est en son nom qu’un capitalisme à l’européenne se soumet à la messe américaine qui allie, depuis Woodrow Wilson, paix, libre-échange et nations. La critique de cette Europe a coïncidé avec une vue, disons, de gauche, et en ce sens, elle n’est que trop bien documentée. Je n’y ajouterai qu’un éclair de profond désenchantement : la faillite de la promesse, lorsque la prospérité attendue se renverse en misère imposée et que l’Europe politique n’avance plus vers la démocratie, mais vers la confiscation…

La deuxième, l’Europe huntingtonienne, à la différence de la première avec laquelle elle entretient des rapports incestueux par l’alliage de plus en plus étroit du libéralisme et du nationalisme, est en pleine expansion. C’est le modèle de Huntington – le clash des civilisations – qui la sous-tend. Dans certaines de ses dérives, l’Europe huntingtonienne devient breivikienne, du nom du militant d’extrême-droite Anders Beiring Breivik, auteur du massacre d’Utoya dont la rhétorique est celle d’une croisade pour la défense des fondements chrétiens de l’Europe, contre « l’islamisation » et le « multiculturalisme ». Il n’y a qu’à lire le manifeste d’Anders Breivik – Déclaration d’Indépendance européenne, 2083 – pour voir que ses arguments coïncident avec les programmes de l’extrême-droite européenne, du Jobbik en Hongrie à l’AFD en Allemagne au Front national en France, au FPÖ en Autriche… A l’égard de cette Europe huntingtonienne, la delorienne fait preuve d’un douloureux aveuglement, quand il ne s’agit pas d’une franche et sourde complicité. Car c’est bien cette dérive identitaire, cette version civilisationnelle qui est en voie, désormais, d’institutionnalisation : 1. L’hystérie d’une identité blanche qui assume de plus en plus ouvertement ses droits à la revanche 2. La politique migratoire – Schengen, Frontex – qui est l’accomplissement, par le déni et une tactique du « laisser mourir » aux frontières, de ses vœux. 3. La définition d’une « Europe culturelle » dans les termes d’une « civilisation à défendre ». 
Cet alliage entre nationalisme et libéralisme s’est récemment concrétisé en Autriche et se cherche, en France, par la voix d’un Laurent Wauquiez ou en Allemagne, par la collusion entre le parti libéral et l’AFD. Au lieu d’un national-socialisme, une unité européenne se ferait alors sous la bannière cauchemardesque d’un national-libéralisme.

Face à cette récupération du projet européen par les forces nationalistes – cette synthèse du libéralisme et du nationalisme – j’en viens à la troisième Europe – mon espoir. Celle-là, hélas, peine à se constituer comme force politique autonome tant elle a été, jusque-là, docilement solidaire de l’Europe delorienne. C’est celle que je nomme benjamnienne – sur les traces du philosophe juif-allemand Walter Benjamin et notamment de ce qu’il nous légua de l’esprit de traduction. Dans cette perspective, le « sujet européen » ne se pose plus comme un sujet culturel ou un héritier d’une certaine histoire. Il se comprend comme « passe-frontière » animé par l’esprit de la traduction. Cette Europe benjaminienne, ce fut celle des républicains espagnols fuyant l’Espagne franquiste en passant les Pyrénées, celle des Juifs, des Tsiganes, des homosexuels, pourchassés par les milices du Reich, celle des minorités migrantes, des diasporas postcoloniales, des travailleurs déplacés, des exilés de toutes les nations… Cette Europe benjaminienne existait avant le traité de Rome, bien avant que les « pères fondateurs » ne lancent cette curieuse croyance : que l’économie suffirait à produire le politique. Cette Europe, ce fut celle des mouvements féministes qui tentèrent de s’opposer aux passions des nations avant la Première Guerre, celle qui traça des routes de l’exil pour survivre. A la différence de l’Europe delorienne qui ne produit plus d’à-venir tant il est avéré que le marché, au lieu de construire une communauté la détruit, la fragmente, la fragilise – à la différence de l’Europe huntingtonienne – qui est tendanciellement celle où nous vivons déjà, et qui perd chaque jour la bataille du réel en rêvant d’une communauté impossible, pure, débarrassée des « autres », l’Europe benjaminienne est la seule en accord avec ce que nos communautés deviennent : des espaces hybrides, peuplés du divers des langues, des origines, des genres. Cette Europe-là ne défait pas le monde – par la guerre de tous contre tous. Elle ne se retranche pas du monde – par la guerre d’un inatteignable « soi » contre d’indéfinissables « autres ». Elle accueille le monde tel qu’il est pour lui donner une forme, un potentiel, pour y insuffler une raison.

C’est à cette Europe que je persiste à bien vouloir œuvrer. Et j’ai espoir que je ne serai pas le seul. 
Mais il importe, pour l’heure, de garder à l’esprit cette trilogie, ce qu’elle appelle comme reconstitution politique à l’échelle continentale : a. une coalition de toutes les forces centristes, systémiques, défendant l’Europe delorienne, du centre gauche au centre droit, à l’image de ce qui s’est passé en Allemagne, entre le SPD et la CDU formant leur « grande coalition ». b. une convergence en cours des partis de droite et d’extrême-droite autour d’une vision culturaliste et nationaliste du projet européen impliquant un entrisme pour phagocyter les institutions et y imprimer un civilisation turn, un tournant civilisationnel s’appuyant sur des jeunesses fascistes aux quatre coins de l’Europe pour « faire mouvement ». Et c. seule issue hors de ces deux impasses, l’émergence d’une force politique – non pas autour d’une improbable union des travailleurs européens – mais d’une profonde convergence des sensibilités de l’entre – entre les langues, les cultures, les genres, les étants – pour former partout, aux quatre coins de l’Europe, une véritable force transnationale et écologique capable d’orienter le projet européen vers des politiques de la nature, et d’opposer – contre le statu quo de l’Europe delorienne et le tournant civilisationnel de l’Europe huntingtonienne – une contre-culture, c’est-à-dire une culture à venir, fruit de toutes les traductions, entre les souffrances et les hontes, entre les temps ; une force capable de rappeler à ce monde le sens des réalités, le seul horizon habitable, celui d’un plus vaste commun.

4 avril 2018.

Ce texte est paru dans le « Nouveau Magazine Littéraire » de mai 2018