Achille Mbembe

Tribut nègre à la France (texte publié dans la revue en ligne AOC)

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Choix politique donc. La vérité, cependant, est qu’en dépit de nos efforts et de toutes nos belles intentions, nous ne serons jamais en mesure de nous purger de l’Europe. L’Europe, quant à elle, ne laissera jamais certains d’entre nous partir tant que nous lui rendrons tant de fiers services, rarement reconnus au demeurant.

La France et la Belgique avaient, par conséquent, ma voix.

Mais mon sort pour cette Coupe du monde, comme d’ailleurs pour les précédentes, c’est à celui de la France que je l’ai lié, pour des raisons à la fois sentimentales et pratiques.

Non sans dilemme. La France devait faire face à l’Argentine, à l’Uruguay, puis à la Belgique. Contre l’Argentine et l’Uruguay, il fallait choisir entre mon attachement à l’ancienne (éternelle?) puissance tutrice et ma fraternelle loyauté envers deux autres pays du Sud du monde.

Ma tutrice l’a emporté.

Contre la Belgique, ce choix a été réaffirmé en dépit du jeu direct, puissant et attractif des « Diables rouges ».

J’aurais aimé que Romelu [Lukaku] et Vincent [Kompany], figures attachantes s’il en est, aillent jusqu’au bout. Mais j’ai pensé que la France était mieux placée et avait plus d’atouts pour finir le boulot, pour marquer les esprits aussi bien par la force du nombre que par la froideur d’expression, pour être la manifestation visible et éclatante d’un autre mode de présence au monde, en ces temps de proto-fascisme, d’islamophobie, de montée des sentiments anti-immigrés, … En bref, en cet âge des anti-Lumières.

Beaucoup le savent, j’ai de profonds désaccords avec la France, s’agissant de sa politique africaine ou encore de la Francophonie, encore que les deux ne soient guère séparables.

J’ai, depuis de très longues années, été l’un des critiques les plus acerbes du mercantilisme, du militarisme et du paternalisme qui caractérisent sa présence en Afrique. Et à plusieurs reprises, il m’est arrivé d’intervenir sur la scène publique française sur ce sujet et sur bien d’autres à l’instar du racisme et des questions liées à l’immigration ; ou bien lorsqu’il a fallu faire face à la sorte de « tropisme provincialisme » dont souffrent les élites culturelles et intellectuelles françaises, alors même que la planète nous appelle.

Il se trouve également que je connais personnellement certains des joueurs de cette équipe, des jeunes noirs avec lesquels je suis en contact, des jeunes (pas tous évidemment) qui sont habités par le souci de l’Afrique ou qui s’interrogent sur son devenir.

En dépit de cet énorme différend, je n’ai pas été capable de simplement tourner le dos à cette équipe.

Davantage encore, je n’ai perçu aucune contradiction majeure entre mon soutien à cette équipe et ma critique des mauvais traitements institutionnels que la France inflige aux Africains en Afrique, ou ceux qu’elle réserve en métropole aux citoyens français d’origine africaine.

De toutes les façons, dans cette équipe, il y a toujours eu, dans le passé comme aujourd’hui, plusieurs d’entre « nous », des gens qui, à vue d’œil, donnent l’impression de nous ressembler.

Comme hier, je ne pouvais pas, tout d’un coup, prétendre que « notre » présence dans cette équipe ne signifie rien ; qu’elle n’a strictement aucun impact dans les grandes luttes symboliques et politiques en cours – les luttes autour de la citoyenneté et de l’identité, des appartenances, de la reconnaissance et de la relation à d’autres, alors que l’idéologie de la suprématie blanche (qui fut à la source de l’esclavage, du colonialisme et du racisme) reprend du poil de la bête partout dans le monde.

Il se trouve également que je connais personnellement certains des joueurs de cette équipe, des jeunes noirs avec lesquels je suis en contact, des jeunes (pas tous évidemment) qui sont habités par le souci de l’Afrique ou qui s’interrogent sur son devenir, qui manifestent une curiosité intellectuelle, voire un intérêt culturel et politique actif pour notre condition commune dans le monde en général et pas seulement en France ou en Europe.

Français de naissance ou d’adoption, la plupart d’entre eux sont conscients de la contradiction vivante dont ils sont la manifestation au sein d’une société de consommation qui envie leurs richesses soudaines, mais n’hésite pas à les stigmatiser, eux et tous ceux qui  leur ressemblent ; n’hésite pas à se moquer du penchant de certains d’entre eux pour les calicots, la pacotille et la quincaillerie, de l’absence de raffinement de ces nègres-rigolards-éternels-enfants et de l’attrait qu’exercent sur eux toutes sortes de jouets, tout ce qui brille mais n’a point de valeur,  reflet – en déduit-on – de leur absence d’éducation, sinon de crasseuses origines qu’ils portent comme leur accoutrement, leur étendard permanent.

Ils savent que chaque fois qu’ils revêtent le maillot national, ils auront beau chanter La Marseillaise à tue-tête, une bonne frange de l’opinion – et pas nécessairement française – se posera toujours la question de savoir d’où ils viennent et ce qu’ils font là, ou se demandera encore comment une nation aussi civilisée peut-elle se faire représenter sur la scène du monde par autant de clochards déguisés.

Répétons-le. Ils sont là à cause de l’Histoire.

Toute cette saignée et cette ponction, tous ces territoires, tous ces gisements, tous ces corps et tous ces muscles qui bandent – tout cela constitue la « subvention nègre » de la France.

Dans le cas direct qui nous intéresse, encore faut-il se souvenir d’une chose. La France moderne, dans sa quête de grandeur et pour sa survie en tant que puissance mondiale, a toujours eu besoin de « subsides nègres ».

Évoque-t-on les deux guerres contre l’Allemagne et en particulier l’hitlérisme et le fascisme ? Où en serait-on sans Felix Éboué, Blaise Diagne et la « force noire » ?  S’agit-il de sauver l’Empire colonial ou d’entreprendre des guerres contre-insurrectionnelles à Madagascar, en Indochine et en Algérie ? Plus ou moins la même recette.  Qui doit-on mettre en avant, face aux canons, dans les champs de bataille en Europe, ou lorsque s’organisent enfumages et razzias en Kabylie, ou lorsqu’il faut décapiter des maquisards dans les forêts du Sud et les plateaux de l’Ouest-Cameroun ?

Et que dire du Franc CFA, des gisements du sous-sol africain plus ou moins captifs, à l’exemple de l’uranium, du territoire africain lui-même, des bases militaires à Dakar, à Abidjan, à Ndjamena, à Djibouti, véritables capitations, ou de la présence militaire au Mali et dans le désert du Sahara, nouvel épicentre de la nouvelle course pour l’Afrique à l’ère de l’Anthropocène ?

Toute cette saignée et cette ponction, tous ces territoires, tous ces gisements, tous ces corps et tous ces muscles qui bandent – tout cela constitue la « subvention nègre » de la France.

Tout cela fait partie du formidable tribut que l’Afrique n’aura cessé de verser à la France depuis quelques siècles – tribut en sang, tribut en hommes, tribut en biens, tribut en richesses de toutes sortes que l’Afrique n’aura eu de cesse de sacrifier à l’autel de cette histoire qui a produit cette équipe, pour la plus grande gloire d’une puissance autre que la puissance africaine, puissance et gloire à laquelle nous autres sommes condamnés à ne jamais participer que par procuration.

Grâce au football, on peut donc jouir par procuration, sans aigreur aucune, de façon presque vicariale, encore faut-il en être conscient.

Peut-être plaçons-nous trop d’espoir dans le football, ce pur opium du capitalisme contemporain, narcose par excellence de la « société du spectacle », en ces temps de néolibéralisme triomphant, et de re-sacralisation des inégalités, y compris raciales.

Pour le reste, comment, raisonnablement, exiger d’un sport, fût-il le football, qu’il règle à lui tout seul les comptes d’une histoire passablement sale ?

Comment, raisonnablement, faire peser sur d’aussi jeunes épaules les prolongements de cette sale histoire dans le présent – le racisme anti-nègre, l’islamophobie rampante, la brutalité policière dans les rues et les commissariats et autres espaces publics, les interminables contrôles au faciès, de temps à autre une vie fauchée ou électrocutée au détour de rien ou de si peu, une ambulance qui ne vient pas, une respiration étouffée, la chasse aux migrants, leur détention dans d’innombrables camps, leur déportation dans des conditions inhumaines, la surpopulation nègre dans les prisons, la vie nègre assiégée à peu près partout, en Afrique y compris, tout comme d’autres vies subalternes.

Peut-être plaçons-nous trop d’espoir dans le football, ce pur opium du capitalisme contemporain, narcose par excellence de la « société du spectacle », en ces temps de néolibéralisme triomphant, et de re-sacralisation des inégalités, y compris raciales.

Peut-être qu’après tout, c’est à cela que servent les méga-événements tels que la coupe du monde de football – à nous endormir, à nous bercer d’illusions, à nous faire vivre par procuration, à faire oublier tout, à commencer par l’essentiel, à savoir la montée des océans, la Terre que l’on détruit, des territoires entiers devenus inhabitables et que l’on empoisonne aux pesticides, l’eau et l’air rendus toxiques, des millions de gens en fuite transformés en détritus, d’autres qui se noient au vu et au su de tous, et à peu près partout, un nouveau cycle de brutalité, d’emprisonnement et d’expulsions, sur une échelle planétaire.

Et pourtant !

Et pourtant, chaque fois que je voyais Kylian Mbappe courir aussi vite qu’Husain Bolt, chaque fois que je voyais Pogba, Umtiti ou Varane marquer un but décisif, chaque fois que je voyais N’Golo Kante ou Matuidi harceler inlassablement l’adversaire, comme s’ils étaient dotés de trois poumons chacun, je me laissais transporter, comme pour leur insuffler le supplément de force dont ils pourraient avoir besoin, comme pour les accompagner jusqu’au bout, la jubilation.

Ce faisant, j’étais loin de fêter le national-chauvinisme, celui-là qui aura causé tant de torts, tant d’humiliations et tant de souffrances aussi bien en Afrique que parmi les citoyens français d’ascendance africaine en métropole.

Je voudrais croire que chaque fois que Mbappe, Umtiti, Pogba, Matuidi, Varane (ou, hier, Thuram, Henry, Vieira, Anelka et plusieurs autres) faisaient ce qu’ils savent si bien faire avec leurs muscles, leurs cerveaux, leur intelligence et un ballon de football, me transportant ce faisant avec eux, me poussant à vouloir leur faire don de mon propre corps afin qu’ils aillent sans encombre jusqu’au bout, je n’étais pas en train de me prosterner devant le veau d’or qu’est devenue, chez beaucoup d’entre nous, notre éternelle puissance tutrice.

Il faudra bien plus qu’une victoire sur un stade de football un soir d’été à Moscou pour que les ordures de l’Histoire soient nettoyées et qu’à chacun, jeunes joueurs y compris, soit restituée sa pleine humanité.

N’étant point un esclave heureux, saisi d’hilarité et totalement inconscient de sa condition, j’étais simplement en train de me souvenir d’une chose – de ce que cela prendra si, effectivement, nous devons mettre un terme à ce que l’Afrique et ses gens partout dans le monde ont subi depuis des siècles, souvent en conséquence d’une double ponction interne et externe, une ponction qui nous aura tant coûté, aussi bien en force physique qu’en force morale.

J’étais simplement en train de me souvenir de ce que cela prendra si, effectivement, le cours de notre histoire dans le monde moderne doit changer ; de ce que cela prendra pour guérir notre monde du racisme anti-nègre, anti-arabe ; anti-genre humain tout court, en cet âge des anti-Lumières.

Pour le reste et tout comme en 1998, cette victoire, sacrement par excellence de l’éphémère, ne changera guère les fondamentaux.

Il faudra bien plus qu’une victoire sur un stade de football un soir d’été à Moscou pour que les ordures de l’Histoire soient nettoyées et qu’à chacun, jeunes joueurs y compris, soit restituée sa pleine humanité.

Mais s’il n’annonce, au fond, rien de véritablement nouveau, au moins le joyeux spectacle dont nous avons été des témoins périphériques nous change-t-il de scène.

Au moins nous permet-il de souffler, l’espace d’un instant, et de reprendre conscience – la conscience que nous aussi nous pouvons, avec les autres, gagner.

Car, en vérité, pour un peuple qui a pris l’habitude de perdre, de trop souvent perdre, et de perdre aussi lamentablement, nous reconnecter à l’idée selon laquelle nous sommes capables de gagner pour nous et avec d’autres est sans prix.

Achille Mbembe

Historien, Enseigne l’histoire et les sciences politiques à l’université du Witwatersrand (Afrique du Sud) et à l’université de Duke (États-Unis)

 

TEXTE PARU DANS LA REVUE EN LIGNE AOC