A QUOI JOUENT LES CHANOINES DE LAGRASSE ?

Mépris des règles sanitaires et des villageois, la communauté religieuse traditionaliste installée dans l’abbaye de Lagrasse depuis quinze ans se pense au-dessus des lois de la République. Comme de vulgaires complotistes… 

6 mai 2021

C’est un printemps de maçons… Dans les petites rues du village de Lagrasse – un des plus beaux de France, disent les pancartes et les prospectus – les rares touristes qui parviennent jusqu’ici ont bien du mal à éviter, pour leurs photos souvenirs, les échafaudages, les bétonneuses et les tas de sable qui encombrent les rues de la cité médiévale. Lagrasse a un avenir, c’est en tous les cas ce que pensent ses habitants, qui rénovent des maisons et inventent de nouveau projets. Restaurants, boutiques, gîtes, pour accueillir au mieux les touristes de demain. C’est ainsi que le village a mis à profit le confinement, qui a imposé l’annulation de toutes les fêtes et de tous les festivals, nombreux ici dans ce cœur des Corbières.

À l’abbaye, dans la partie publique, le Département, l’État et la Région préparent l’ouverture, pour 2022, d’un grand centre culturel de rencontres, Les Arts de Lire, qui devrait attirer toute l’année un nombreux public en quête de culture et de découvertes.

Dans l’autre partie du monument, enceinte privée, propriété depuis quelques années d’une communauté religieuse rigoriste, Les Chanoines de la Mère de Dieu, on ne se pose pas les mêmes questions sur l’accueil du public. Pandémie ou pas, on s’en remet ici au ciel, pas aux règles sanitaires. Tout au long du récent week-end de Pâques, l’abbaye a ainsi accueilli une affluence importante pour les célébrations de cette fête majeure du calendrier chrétien. Et les habitants du village ont pu constater que, dans ce nombreux public, aucune distanciation, aucun geste barrière et aucun port du masque n’étaient respectés.

Photo prise dans le cloître de l’abbaye, à la sortie de la messe de Pâques, par un des participants

Ce n’est pas la première fois que les chanoines et leurs fidèles ignorent toute précaution, et se dispensent de la loi commune. Mais les Lagrassiens sont à présent inquiets de voir le virus circuler à cause d’une telle irresponsabilité.

Un des participants à la messe pascale a été choqué au point de se rendre directement, en sortant, à la gendarmerie du village. « Il y avait environ 300 personnes à la grande messe de 10 heures, 200 dans l’église, qui était bondée et dans laquelle on avait rajouté des sièges, et 100 dans le cloître, qui suivaient l’office sur des écrans. À l’intérieur, les fidèles étaient au coude à coude, serrés sur les bancs. C’était incroyable ! » En constatant que seule une petite dizaine de personnes portaient un masque, une autre visiteuse s’est indignée. « Je me suis levée, et je suis allée voir le chanoine qui, à l’entrée de l’église, accueillait les gens. Je lui ai dit, mais enfin personne ne porte de masques ! Il m’a répondu, très gentiment, que si j’étais inquiète je pouvais aller m’installer dans le cloître. Je lui ai fait remarquer que si un cluster se déclarait, ils seraient responsables, et que ce serait une manière très négative d’attirer l’attention sur la communauté, mais il m’a dit de ne pas m’en faire, que tout irait bien… »

« Mais ce qui est le plus incroyable, poursuit un troisième, c’est que, juste avant la messe, un chanoine est venu prendre la parole pour prévenir que, par contre, en sortant, il faudrait faire attention aux gendarmes ! Il a dit : « Hier soir, ils étaient un peu énervés, alors pour éviter tout problème, on vous distribuera un masque à la sortie juste avant que vous ne partiez, et vous pourrez le mettre si vous les croisez, pour éviter une amende… »

C’est ce cynisme, cette manière de se moquer des règles qui a le plus choqué les participants que nous avons pu rencontrer : « S’ils avaient des masques à distribuer, pourquoi ne pas l’avoir fait à l’entrée, pour protéger tout le monde ? Pourquoi cette provocation inutile et dangereuse ?… »

Le mystère reste entier sur les motivations profondes des chanoines pour ne pas respecter les règles sanitaires.

Depuis toujours, on le sait, cette communauté entretient des liens étroits avec la partie la plus conservatrice de l’Église de France. Soutiens actifs des manifestations contre le mariage pour tous, les chanoines accueillent régulièrement des groupes de scouts d’extrême-droite, ainsi que les retraites fréquentes du maire de Béziers Robert Ménard et de sa femme Emmanuelle Ménard, députée du Rassemblement National. La volonté des chanoines de ne pas vivre repliés dans leur abbaye, mais de prendre leur part dans la vie politique de ce temps, est claire.

Ils sont libres d’un tel choix. Mais pour autant, qu’est-ce qui peut expliquer leur irresponsabilité vis-à-vis du village ? « Pourquoi ne pas respecter la loi et les recommandations ? reprend un visiteur du dimanche de Pâques. Que perdraient-ils à demander à leurs fidèles de porter un masque ? Les masques FFP2 empêchent-ils les prières de monter jusqu’aux cieux ? »

Ce dédain des règles, ce sentiment d’être au-dessus des lois vient aussi, sûrement, d’un certain mépris de classe que l’on sent à les fréquenter. Il y a quatre ans, des prêtres de la région de Narbonne avaient même alerté leur évêque sur les pratiques et les influence des chanoines (lire ici). Mais l’évêque est resté muet. Lorsqu’on consulte la liste des mécènes qui aident les chanoines, dont fait partie la famille Betancourt, ou celle des membres du comité exécutif de la Fondation créée pour soutenir la restauration de l’abbaye, où l’on trouve le banquier d’affaire Pierre-Arnaud Ladreit de Lacharrière ou Alexis Brézet, directeur des rédactions du Figaro, on comprend que chacun marche sur des œufs. Le poids de tous ces soutiens donne de l’assurance, le sentiment d’être au-dessus des lois du commun. Le masque, le gel, tout ça, c’est pour les autres, pour la plèbe villageoise.

Pourtant, les lagrassiens ne sont pas tous a priori hostiles à ces curés traditionnalistes. Mais ils ont beaucoup de mal à comprendre qu’ils prennent sciemment le risque de mettre en danger la santé d’un village tout entier en refusant les protections les plus élémentaires qui empêchent le virus de circuler.

Aussi, l’inquiétude est vive concernant le week-end du 29 et 30 mai prochain, au cours duquel les chanoines s’apprêtent à accueillir quatre cent personnes pour une cérémonie d’ordination d’un nouveau prêtre. Une demande a été transmise à la mairie de prêt de matériels pour recevoir le nombreux public prévu. Mais rien ne dit que, d’ici là, les responsables de la communauté auront enfin accepté de respecter les consignes de sécurité.

La Préfecture, contactée, n’a elle « connaissance d’aucun rassemblement prévu à ces dates. »

 

9 mai 2021

Depuis, le premier article, les réactions se sont multipliées. Beaucoup de gens du village font savoir leur émotion devant l’arrivée massive d’un public peu respectueux des règles sanitaires. La gendarmerie, elle, a confirmé à nos confrères de L’Indépendant qu’au mépris du couvre-feu, les chanoines avaient bien organisé une veillée pascale interdite, que vingt-cinq personnes avaient été verbalisées (lire ici), et qu’un renseignement judiciaire avait été transmis à la Procureure de Carcassonne.

Par ailleurs, dans un article publié le dimanche 9 dans ce même quotidien, un des porte-parole de la communauté dément toute intention de ne pas respecter les gestes barrières. « Frère Michel » affirme que certes il était absent ce jour-là – la technique est imparable d’envoyer comme témoin quelqu’un qui n’était pas là… –  mais jure que dans l’église, la moitié des places est neutralisée pour respecter la distanciation. Or, tous les participants à cette messe ont indiqué qu’il n’en était rien, que les gens s’entassaient au coude à coude sur les bancs, et qu’on avait même rajouté des sièges ! Pour ce qui concerne le mensonge, la religion chrétienne est pourtant formelle !…

Jean-Michel Mariou