Corbières Matin n°55, dernier jour du banquet.
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Corbières Matin n°66
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Ce besoin de camps…

Parce que dans cette région l’histoire de nos voisins espagnols est souvent mêlée à la notre, parce que le récit du vingtième siècle s’écrit aussi avec les souffrances de leur guerre civile, parce que nous avons décidé de consacrer un cycle à la mémoire historique espagnole, l’inauguration, tout près de chez nous, le 16 octobre dernier, du mémorial et du musée de Rivesaltes est un événement important que nous ne pouvions pas manquer, et auquel nous consacrerons une journée au printemps dans le programme 2016 de la Maison du Banquet de Lagrasse.

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L’arrivée, en 1939, des premiers réfugiés de la guerre civile espagnole.

D’abord un camp militaire de 600 hectares – le camp Joffre – tracé en 1938 dans la garigue roussillonnaise, à deux pas de Perpignan. « Une immense plaine désertique où s’engouffrent les vents glacés qui dévalent en tourbillons cinglants des montagnes pyrénéennes ». Les troupes indigènes coloniales en transit viendront ici attendre leur affectation.

Un an plus tard, Rivesaltes devient le camp des réfugiés de la guerre d’Espagne. Venus des plages toutes proches où on les a parqué, d’autres camps plus à l’ouest, les républicains et les anarchistes espagnols sont toujours là lorsque commencent à arriver les indésirables de Vichy. Les tsiganes – expulsés d’Alsace et de Moselle par les allemands – puis les juifs du sud-est de la France, que l’on regroupe ici avant de les déporter. Il n’est pas anodin de noter que lorsqu’interviennent ces déportations, à la demande des autorités allemandes, Rivesaltes se trouve en zone non-occupée. C’est donc au zèle de l’administration française et du Préfet des Pyrénées Orientales que l’on doit ces dix convois partis vers Drancy puis les camps d’extermination, entre août et octobre 1942 (ce n’est que le 11 novembre que les allemands envahissent la « zone libre »).

Cette guerre-là se termine et, fin 1944, 400 suspects de collaboration de la région de Perpignan sont internés dans deux des dix-neuf îlots. Des prisonniers allemands et autrichiens leur succèderont jusqu’en 1948. Quelques années passent, où l’armée reprend possession du camp, pour y former les appelés du contingent. Et Rivesaltes reçoit à nouveau la misère du monde : durant la guerre d’Algérie, les nationalistes du FLN y sont retenus puis, l’indépendance venue, ce sont les harkis, fuyant les massacres dans leur pays, qui se retrouvent dans les baraques. Des militaires guinéens et leurs familles leur succèderont jusqu’en mars 1966.

A chaque fois, dans les « trous » laissés par les vagues d’immigration ou/et de punition, l’armée française se réinstalle, et traîne sur la terre pelée de la plaine catalane l’ennui des appelés pour le service militaire.

En 1986, alors que l’armée commence à se retirer, un centre de rétention administrative pour étrangers en situation irrégulière est créé, avant reconduite à la frontière. Une nouvelle doctrine prend forme : les étrangers, c’est fait pour retourner dans leur pays. Le centre fonctionnera jusqu’en 2007 !

 

 

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On comprend vite et très clairement que, si le délabrement des baraques et la décision du Département des Pyrénées Orientales – dès 2008 – d’en faire ce lieu de mémoire, n’était pas venu figer définitivement le destin de Rivesaltes, les réfugiés syriens d’aujourd’hui, pour autant qu’on les laisse entrer, auraient certainement pris leur tour dans les baraquements. Ou les islamistes radicalisés faisant l’objet d’une fiche de renseignement pour menace à la sûreté de l’Etat.

Dès le lendemain des tragiques attentats de Paris, le 13 novembre, des hommes politiques ont parlé de « regrouper dans des camps » tous les suspects. Qui est suspect, et comment ? C’est toujours la question qui provoque et justifie les camps.

Car ce que dit l’histoire de Rivesaltes, tissée tout au long de ses soixante dix ans d’existence comme un spectaculaire écheveau disparate de toutes les misères du siècle, c’est que la France, qu’elle soit républicaine ou collaborationniste, de gauche ou de droite, gaulliste ou mitterrandienne, a besoin de camps.

Cette nécessité du camp, pour traiter cet entremêlement ininterrompu des vaincus de l’histoire moderne, cette superposition des souffrances, des persécutions, venus se blottir de force entre ces méchants murs, se faire essorer au fouet de la tramontane et au feu du soleil catalan, c’est ce que dit la nature particulière, unique, de Rivesaltes. Aucun camp en France n’a servi aussi longtemps la variété des exclusions, des brimades.

 

L'exposition permanente, dans le musée souterrain.

L’exposition permanente, dans le musée souterrain.

 

C’est à cette question, pour peu qu’on veuille la lire, qu’est consacré ce musée, enterré dans la terre ocre, au milieu des ruines des baraquements anciens. Une impressionnante réussite, architecturale, d’abord. C’est au marseillais Rudy Ricciotti que l’on doit ce bâtiment. Dans un entretien au Monde, il a tout dit de sa réflexion, du choc qu’a été pour lui la découverte de cette histoire, et de sa volonté de la restituer dans toute sa complexité : « Un journaliste algérien, lors de la conférence de presse à l’Assemblée nationale, avait déclaré que « Rivesaltes hier, c’est Sangatte aujourd’hui ». Personne n’a bronché, tout le monde a opiné. J’ai pris le micro et j’ai dit : «  Pardonnez-moi, mais quand on quitte Sangatte, c’est pour aller dans un autre pays ; lorsqu’on quittait Rivesaltes, c’était pour aller au four. » Et j’ai fermé le ­micro. Silence de mort dans la salle. Pourquoi faut-il être, à un moment donné, raide dans ses bottes pour se faire comprendre ? Comment se fait-il qu’il y ait des glissements sémantiques qui font de nous, par une gestion altérée de la mémoire, finalement des collabos. Ne pas être carré sur la gestion de la mémoire, c’est être collabo. »

Le travail de Denis Peschanski, le directeur scientifique du mémorial, est une réussite de didactisme et de rigueur historique. Dans le long chemin de souffrances que l’on suit à l’intérieur du bâtiment, tout est fait pour que le sale petit concours de victimes n’effleure même pas l’esprit des visiteurs. Ce n’est pas la moindre des réussites du musée.

Bien souvent, toute mémoire est close sur son objet. On rabâche les morts, les exodes, les enfants et les vieillards. Or la nature de Rivesaltes est autre. Selon Agnès Sajaloli, directrice du mémorial « C’est le plus grand camp d’internement de l’Europe de l’ouest, qui recouvre trois guerres : une guerre civile, une guerre coloniale, une guerre mondiale ».

Voilà le discours du musée, plus large, plus actuel. Une guerre peut être civile, coloniale ou mondiale. Et c’est là que naissent les camps.

Notre temps a besoin de camps.

Qu’on nous épargne les « devoirs de mémoire », les ridicules du « plus jamais ça ». Nos journaux sont remplis de ces maximes pauvres, et de leurs tragiques piétinements.

« Si on fait pleurer sans faire réfléchir, qu’est-ce qui restera ? » interroge Denis Peschanski.

Le catalogue de l’exposition est encore en préparation chez un éditeur. Il manque à la librairie, pour soutenir cette réflexion-là. Car la grande majorité des livres parus sur le camp de Rivesaltes sont enfermés dans une vision fragmentée de l’histoire du lieu. Il y a tout ce qu’il faut sur l’histoire des gitans à Rivesaltes, sur l’histoire des espagnols, celle des juifs, celle des algériens, toute sortes de petits cailloux ignorant des autres, ce qui n’a jamais fait un chemin.

C’est autour de cette question du « besoin de camp » que nous organiserons à la Maison du Banquet, au printemps prochain, une journée consacrée à Rivesaltes. Nous vous y attendrons…

 

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’exposition permet aussi de comprendre à quel point les organisations caritatives qui intervenaient dans le camp ont joué un rôle fondamental. L’organisation juive ORT – organisation, Reconstruction, Travail – obtient par exemple en juin 1941 l’autorisation d’ouvrir des ateliers. Un atelier de peinture en bâtiment et un autre de menuiserie ébénisterie pourvus de seize établis sont organisés et permettent de construire des chaises, des bancs et des tables. L’ORT ouvre aussi des ateliers de réparation de vêtements et de chaussures.

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