n° 104
jeudi 8 août 2019
édito
Un poème flotte dans l’air du Banquet. Il s’est posé lundi, grâce à Catherine Coquio, aux pieds de l’abbaye. Puis, sous le vent marin qui est, comme l’on dit ici, « rentré » mercredi sur Lagrasse, il a voleté dans un souffle au dessus de l’Orbieu, des premiers toits de tuiles ocres, pour traverser la halle médiévale et se poser à nouveau, pendant la Conversation de Patrick Boucheron. C’est un poème de Bertold Brecht, À ceux qui viendront après nous, et il nous accompagne depuis, lancinant, comme une ballade des nouveaux pendus.
(…)
Vous, qui émergerez du flot
Où nous avons sombré
Pensez
Quand vous parlez de nos faiblesses
Au sombre temps aussi
Dont vous êtes saufs.
Nous allions, changeant de pays plus souvent que de souliers,
A travers les guerres de classes, désespérés
Là où il n’y avait qu’injustice et pas de révolte.
Nous le savons :
La haine contre la bassesse, elle aussi
Tord les traits.
La colère contre l’injustice
Rend rauque la voix. Hélas, nous
Qui voulions préparer le terrain à l’amitié
Nous ne pouvions être nous-mêmes amicaux.
Mais vous, quand le temps sera venu
Où l’homme aide l’homme,
Pensez à nous
Avec indulgence.
Bertold Brecht, À ceux qui viendront après nous, poème d’exil (1943) Voir ici l’intégralité du poème.
La photo du jour

Le reportage
On a déjà dit du bien de Jacques Bonnaffé. On le pense vraiment. Deux fois par jour, il agite gaiement – ou tristement, c’est selon – des livres au-dessus de la tête de ceux qui passent et qui s’arrêtent. Le matin dans la librairie (à 11h30), et l’après-midi un peu partout (à 15h15). Sous la halle, sous les ponts, partout sauf là où c’était prévu (c’était prévu à l’abribus, sur la Promenade, où il fait à peu près 80° Celcius à 15h15)…
Hier c’était sous le pont Neuf, les pieds dans l’eau, sur la petite rocaille des bords de l’Orbieu.
40 ans d'édition
Le Banquet célèbre cette année, avec une grande exposition, le quarantième anniversaire des éditions Verdier. En 1979, naissait ainsi, sur les bords de l’Alsou, une des maisons d’édition les plus importantes de notre époque. Le monde du livre et de sa distribution était alors bien différent de ce que nous connaissons aujourd’hui. Christian Thorel revient pour nous, toute cette semaine, sur ces quarante années qui ont vu le paysage éditorial et le monde de la librairie se bouleverser.
6-Cent et une manières de « faire des livres ».
Nous avons hier suspendu notre propos sur les termes de bataille et d’indépendance. Vous souvenez-vous du roman que Mathias Enard publia en 2010, Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants ? Dans l’histoire que nous relatons, les couronnes ne sont plus sur les têtes des rois, les grands propriétaires n’ont pas plus de haut-de-forme, et quelques éléphants vont se faire la guerre, sans avoir besoin d’un prince assassiné, comme à Sarajevo en 1914. L’exercice de la conquête se fait dans le silence. En cette fin des années 1970, comment et par quelle ignorance de processus économiques déjà en cours ne voit-on rien venir des batailles que vont très vite se livrer groupes et maisons d’édition pour évoluer dans ce qui désormais ne s’appellera plus que le « marché du livre » ? C’est la question industrielle, celle de la distribution qui a déjà déclenché les hostilités, qui va occuper les dix ans à venir. Et c’est en suivant qu’on assistera à une bataille financière entre « premiers de cordée ». Il fallait une machine de guerre pour diriger cela, ce fut Hachette. Jusqu’en 1972, la distribution des livres est presque monopolistique. Hachette va perdre, provisoirement, cette place industrielle essentielle, mais va reconquérir son espace de domination à travers la modernisation de ses équipements et la croissance externe, en absorbant des maisons en difficulté. Et cela jusqu’à vouloir « avaler » en 2003 le deuxième groupe français, Vivendi U.P., en voie de liquidation et recherche de repreneurs. Mais il est trop tôt pour cette histoire, on lira une autre fois son dénouement par la Commission européenne…Retour en 1972.
Cette date est doublement importante, pour Gallimard et pour l’ensemble des autres maisons. Dans le courant de l’année 1971, Gallimard créé sa propre collection de poche, Folio, retirant à la marque « Livre de Poche » d’Hachette les droits de grandes ventes, telles que Camus, Gide, Sartre, Malraux, Céline, Saint-Exupéry, et autres voix importantes du siècle. De surcroît, la maison « à la blanche » prévoit pour le mois de janvier 1972 de s’émanciper du premier groupe d’édition, en quittant la distribution Hachette, et en édifiant son outil industriel, la Sodis. Ce souci d’indépendance est prolongé par l’ouverture de cette distribution à d’autres éditeurs, indépendants pour la plupart, et par la création d’une structure de diffusion ad-hoc en direction des libraires. Il faut rappeler que la vente des livres est alors assurée par la seule librairie, les grandes surfaces ne s’intéressant pas au secteur des (pas encore) « produits culturels », pas plus que la Fnac, alors spécialiste dans la distribution de la photo et la hi-fi. La diffusion des livres, c’est la mission de représentants, majoritairement « vieille école », un héritage des Trente Glorieuses ! L’augmentation progressive du nombre des titres publiés chaque année va entraîner une réflexion sur les besoins en informations des libraires et sur les notions de diffusion. Si Gallimard maîtrise déjà la sienne pour sa propre production, le CDE, que crée en 1974 Claude Gallimard pour ses filiales Denoel et le Mercure de France, va prendre en charge les nouveautés et le fond des éditions de Minuit, des éditions François Maspero, de Galilée (maison créée en 1972 autour de Derrida), des éditions des Femmes (fondées en 1974 par des militantes du MLF), de Champ Libre (fondée par Gérard Lebovici et Gérard Guégan, et inspirées par Guy Debord et le situationnisme), et de L’âge d’homme à Lausanne.
On saisit à l’énoncé de ces quelques maisons, si symboliques dans le renouveau de l’esprit de la profession, et de la production dans les essais et les sciences humaines au milieu des années 1970, combien les questions ouvertes autour de la diffusion et de la distribution sont cruciales. S’ils veulent produire une certaine « différence » dans leurs orientations, dans leurs choix, et la « promouvoir », les indépendants, les petits, les nouveaux éditeurs, dont les vocations se font jour, vont devoir se tenir à l’écart des « éléphants ». Même si le groupe, nouvellement acquis par Jean-Luc Lagardère, tente une « récupération » par la création en 1983 du réseau des « librairies différentes », la plupart de ces catalogues en herbe se tiennent loin d’Hachette, tout autant du groupe des Presses de la Cité de Sven Nielsen. Ici, un nouvel actionnariat débute une phase d’expansion, et le groupe Havas investit finances et influences dans des projets de création et de reprises. La croissance externe est ici et encore l’arme de choix. C’est parti ! Dès les années 1980, et jusqu’à nos jours de 2020, deux oligopoles dominent ainsi le marché du livre !
Mais le livre est aussi un produit artisanal et une création procédant de la rencontre entre plusieurs individus : auteur, éditeur, libraire, lecteur. Ce miracle simple laisse bien des espaces, des poches d’air. Pour tout dire, de l’oxygène. Pour peu que les règles soient un peu respectées, les souris auront autant à respirer que les éléphants. La loi sur le Prix unique du livre a cette fonction régulatrice indispensable.
Il y a aussi des méthodes, et des moyens. Parmi ces moyens, et parce qu’il est dit que « les places sont chères », il va falloir trouver une diffusion adéquate. Trouver un distributeur et un diffuseur en 1979 n’est pas vraiment simple. C’est certes un temps d’alternatives, mais elles ne durent pas toujours. Une entreprise d’inspiration écologiste porte ce nom, on lui doit les trois volumes du succès générationnel Le Catalogue des ressources. C’est à une maison ancienne, Berger-Levrault, chez laquelle on va trouver une grande rétrospective des architectures traditionnelles, qu’on devra une tentative discrète mais efficace de nouvelle diffusion, Littera. Cette petite entité, trop fugace, prend en charge un catalogue original, décalé, dans lequel on retrouve l’esprit du 19ème. Aux éditions Phébus, créées en 1976 par Jean-Pierre Sicre, on trouve en effet des romantiques allemands, l’ensemble des contes et des romans d’Hoffmann, puis une traduction nouvelle des Mille et une Nuits ; tous ces livres viennent éveiller à de nouveaux territoires imaginaires. L’enseigne au Soleil trouvera en peu de temps le chemin du succès avec les récits de voyages que Jean-Pierre Sicre et son comparse Michel Le Bris vont chercher dans les grandes collections d’explorations de la deuxième moitié du 19ème, avant que Phébus ne se lance vite dans les traductions de romans. Les nuages arriveront avec des investissements trop onéreux et l’affaire se terminera au tournant du millénaire avec la reprise par le futur groupe Libella. De Littera à Libella donc : une aventure au prix de l’indépendance. Et de la perte.
La perte, l’échec, Hubert Nyssen va éloigner ces mots de son vocabulaire. Cet homme venu de la communication, va se donner à l’écriture ; très vite, il constitue une équipe. Actes-Sud est née en 1978, de premiers livres de sociologie rurale et de textes du théâtre militant occitan. Avant un premier contrat bref avec Littera, les livres sont envoyés par la poste. C’est une manière qui reste encore bien présente aujourd’hui où on a bien du mal à dénombrer les éditeurs, et où la crise des places dans les réseaux de distribution est encore plus grande. Actes-Sud va vite accéder à ce qui fonctionne, un contrat est ainsi passé en 1984 avec les Presses Universitaires de France, qui viennent de se convertir à la diffusion-distribution. L’équipe qui dirige la maison arlésienne peut dès lors assurer son décollage : la littérature, qui est entrée au catalogue en 1982 avec un tout petit livre au format peu ordinaire, Baleine, de Paul Gadenne, a eu le temps d’installer une confiance entre éditeur et lecteurs. Aussi mince soit ce livre, son succès ouvre un univers à Actes-Sud. Mais on s’en souvient, c’est l’inimaginable et durable succès de la romancière russe Nina Berberova qui va en 1985, avec La Pianiste, constituer le premier pas dans le développement d’une entreprise qui occupe depuis vingt ans les premiers rangs du secteur du livre, avec 10.000 titres publiés en 40 ans. On a choisi ici depuis longtemps la maîtrise de sa diffusion, et on convoque les miracles commerciaux, Prix Goncourt, Prix Nobel, polars suédois…L’histoire promet d’être trop longue. Suspendons ici la success story.
Ailleurs, et à l’heure d’une génération de lecteurs avides d’émotions littéraires, tout reconnaissants envers des poètes et des prosateurs trop oubliés ou ignorés, on ouvre un temps modeste de redécouvertes. Les maisons comme « Le Tout sur le tout » ou « Le Temps qu’il fait » savent leur dette à l’histoire, et aiment partager avec leurs auteurs ; d’ailleurs ils en ont même en commun. En 1981, Guy Ponsart pour la première a donné le titre d’un roman d’Henri Calet à sa maison, Georges Monti, pour la seconde, a choisi le roman d’Armand Robin comme patronyme de la sienne. Un goût pour l’anarchisme, cher au poète Robin, un goût pour son talent de polyglotte et de traducteur, de passeur de voix. C’est avec la reprise d’un texte d’Armand Robin publié en 1953 par Minuit, La Fausse parole, que débute ce qui reste un des plus beaux et des plus originaux catalogues des quatre dernières décennies. L’écrivain-comète Luc Dietrich, mort à trente ans en 1944, les languedociens Joseph Delteil et André de Richaud, le vieil André Dhôtel ou Henri Thomas, tous veillent sur la maison qui les accueille. Georges Monti destine son activité au roman, à la poésie, mais aussi à bien des formes brèves, récits, nouvelles. Comment ne pas citer à ce propos la traduction par Michel Orcel des Dix petites pièces philosophiques de Léopardi, le grand philosophe et poète italien totalement oublié ? Les poètes savent d’ailleurs ouvrir la porte de la maison. Nombre d’entre eux, dont Jude Stéfan, Jean-Claude Pirotte ou Christian Bobin, n’ignorent pas combien ils doivent au Temps qu’il fait, comme les écrivains et photographes Gérard Macé ou Jean-Loup Trassard qui exposent ici, dans de beaux volumes simples, leurs images en noir et blanc.
La poésie est souvent un lieu aimé de ces « nouveaux » éditeurs. A partir de 1981 et du ministère de Jack Lang, les aides que va apporter le nouveau Centre National des Lettres vont libérer un secteur contraint par ses coûts de fabrication et ses trop faibles ventes. Les poètes sont soutenus par un grand nombre d’initiatives, en particulier pour la publication. Avant cela, on trouvait la poésie dans de nombreuses et souvent éphémères revues, les livres étant publiés chez Gallimard et Seghers, aux EFR (la collection d’Aragon), chez P.J.Oswald, Maeght ou chez Christian Bourgois, ou encore dans des maisons plus confidentielles en province (Rougerie à Limoges, Fanlac à Périgueux, Robert Morel et Jacques Brémond en Languedoc). C’est Fata Morgana, fondée en 1971, et qui travaillera les deux aspects de l’édition, courts tirages de tête, enluminés, et tirages ordinaires non coupés, tous fabriqués avec un soin sans pareil par l’imprimerie de la Charité à Montpellier. Il sera difficile pour Fata Morgana de devenir un modèle, aussi bien des futurs éditeurs de poésie se dégageront des exigences artistiques de Bruno Roy pour diriger leurs efforts vers le seul texte. Ainsi, à partir de 1978, de Calligrammes à Quimper, qui nous permit de découvrir Xavier Grall, Roger Judrin ou des inédits de Georges Perros, ainsi d’Obsidiane, d’Arfuyen, des éditions Ubacs à Rennes, de Cheyne en Haute-Loire, de tous ces militants de la cause en vers libres. A Bordeaux, depuis 1973, c’est Jean-Paul Michel qui établit les passages. Il choisit un nom d’enseigne qui est un manifeste : William Blake and Co. Sous le regard du poète anglais, il situe son action entre les champs de la philosophie et de l’esthétique, de la poésie et de la théorie littéraire. Jean-Paul Michel aime faire des différences, formats, papiers, livres courts, livres volumineux, enluminés, enrichis, ou simplement « typographiés ». La lettre, l’image, la lettre. La maison se donne aussi une vocation bordelaise avec le peintre Odilon Redon, le philosophe Jean-Marie Pontévia, et la relation des mois de la folie d’Hölderlin en bord de Garonne en 1802. Finalement, le fleuve et l’estuaire inspirent l’éditeur. On l’a dit, l’éditeur n’est plus seulement dans deux arrondissements de la capitale.
Si Ponsart est à Paris, près de la Butte-aux-Cailles, quartier ouvrier et « anar », Georges Monti réside non loin de Cognac. Il est donc vrai que beaucoup de nouvelles maisons sont en province. Depuis l’après-68, on marque la différence dans les modes de vie et dans le choix de l’espace, y compris dans la librairie et dans l’édition. La passion et l’engagement, la ténacité, les idées, remplacent l’absence de grande proximité avec les enseignes parisiennes ou celle de l’expérience professionnelle. Parfois l’action militante, qui a souvent précédé le choix du métier, crée du réseau. Jacques Bonnet, cité hier pour sa maison Pandora, met le sien en activité et obtient de rejoindre le CDE, pour le temps que vivra sa maison. Tout le monde n’a pas cette chance. Mais il y a souvent un homme dans l’ombre, qui met son talent à la disposition des autres. En 1979, ce sera Bernard de Fréminville. Psychiatre, libraire, animateur de la revue Le Fou parle, auteur en 1977 au Seuil d’un livre sur la violence exercée sur les « fous » (souvenons-nous de la passion suscitée pour les lecteurs par ces questions entre 1975 et 1985 !), Bernard de Fréminville préfigure aussi les geeks : il est féru d’informatique et décide de monter une structure mutuelle de distribution pour les petits éditeurs. Ce sera Distique, une aventure politique et commerciale raisonnée, qui va permettre à quelques belles maisons, aussi petites que nouvelles, de sortir de leur discrétion ou de leur isolement, et de trouver le chemin des librairies, tout autant que d’assurer la gestion de leurs factures et de leurs règlements. Ce sont Verdier, Solin, et des maisons plus éphémères, qui font au départ le pari de cette distribution un peu « alternative ». Plus tard, en 1985, année de leur création, les éditions de l’Eclat à Montpellier, le Temps qu’il fait à Cognac, Jérôme Millon à Grenoble, les éditions Ombres à Toulouse rejoignent Distique. Dans les années 1980, ce nom symbolise un tropisme militant et collectif. C’est un moment trop court où le monde du livre s’organise autour de la loi sur le Prix unique du livre et à sa défense contre ses premiers prédateurs. A l’initiative de quelques-unes dont Ombres blanches, se crée le groupement de librairies L’œil de la Lettre. Les années 80 veulent encore « résister ». Le combat continue n’est plus le slogan politique scandé dans la rue, le principe investit le champ de la culture, dans les industries culturelles comme dans le spectacle vivant. Mais les années sont aussi accompagnées de la force des habitudes, d’une certaine paresse, de désengagements collectifs. Le mouvement commun aux professionnels du livre, qui se nouera dans des rencontres, des rendez-vous, des réunions, dans les premiers Salons du Livre à Paris et en province, que l’on pourra encore trouver dans les Assises du livre de 1991, se diluera dans l’auto-dissolution de L’œil de la Lettre, dans la fin interminable de Distique, cassé par une panne technique et financière en 1995.
Mais la création littéraire est vivante, mais d’autres générations arrivent, mais la technique et sa domination vont nous réveiller. Les sciences humaines vont y retrouver des champs d’observation, et la critique sociale comme l’analyse politique vont reverdir. Nous en dirons plus demain et après-demain…
Variation 6
Par Gilles Hanus
Dans La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, Husserl expose les conditions nécessaires, selon lui, à l’exercice de la philosophie sous sa forme phénoménologique. Il faut d’abord et avant tout mettre entre parenthèses ce qu’il appelle l’attitude naturelle, c’est-à-dire le rapport que nous entretenons spontanément avec le monde dans lequel nous sommes plongés. C’est l’épokhè qui désigne, dans le grec philosophique la suspension du jugement.
Le fait que l’attitude du philosophe soit non-naturelle ne signifie pas qu’elle soit parfaitement inconnue des hommes qui ne sont pas philosophes. Husserl en veut pour preuve ce qu’il appelle l’épokhè professionnelle, cette manière que nous avons de nous couper, dans l’exercice de notre profession, du monde extra-professionnel qui n’en continue pas moins d’exister.
L’épokhè phénoménologique ressemble partiellement à l’épokhè professionnelle ; la philosophie est elle aussi affaire de profession, d’outillage (concepts), de méthodes, de pratiques et d’habitudes. Mais la première doit être conçue comme beaucoup plus radicale que la seconde. Husserl la compare « en première analyse avec une conversion religieuse », lui le rationaliste qui cherchait à redonner au cœur de la tourmente, toute sa force à la raison. Plus encore, ce changement constitue la « métamorphose existentielle la plus grande qui soit confiée à l’humanité comme humanité ».
Cette radicalité programmatique exprime à sa façon la différence entre transformation et transfiguration.
L'autre photo du jour

Corbières-Matin année 25
Le Banquet fête cette année son vingt-cinquième anniversaire. Et Corbières-Matin avec, qui accompagna, dès 1995, les journées du Banquet. On connait l’histoire : pendant les quatre premières années, la machine à impression numérique installée dans les salles de classes de l’école communale, la rédaction effervescente, la distribution à l’aube dans tous les villages des Corbières. Il fallut ensuite attendre le numérique et ses savanes sauvages pour que l’aventure reprenne.
Pour saluer ces prémices, nous vous proposons cette année de relire quelques uns des grands articles parus dans la version papier, entre 1995 et 1998. Aujourd’hui, la transcription, parue le 15 août 1998, de la fameuse conférence de Benny Lévy, « Vous êtes mes témoins »…


Bibliothèque
Dans toutes les bibliothèques du monde, dans toutes les langues du monde, les livres sont traversés par des histoires de transformation. Chaque jour, un extrait d’un de ces livres d’une de ces bibliothèques.
Marie Darrieussecq : « Je devenais fière de moi »
Non… ce n’est pas « la poussée de sève du printemps » qui transforme le corps de la narratrice de Truismes. C’est un tout autre processus qui est à l’œuvre, sournoisement à l’œuvre dans le corps de cette jeune femme en voie de transfiguration. Dans un entretien publié sur le site des éditions Gallimard lors de l’édition Folio de son roman, Marie Darrieussecq explique qu’au départ, elle voulait raconter l’histoire d’un corps qui se transforme. « J’avais en tête une série de symptômes : l’épaississement de la peau, l’allongement des oreilles, etc. Mais en suivant le parcours de ce corps intime, je me suis aperçue qu’il fallait le loger dans un espace – par exemple, donner un métier à cette femme -, et ça m’a amenée à situer ce corps dans un corps plus grand qui est la société. C’était pour moi un jeu de miroirs entre ce corps qui se déformait et une société qui se déformait à son tour… » Avec Truismes, Marie Darrieussecq se situe dans la longue tradition littéraire des récits de métamorphose qui, d’Apulée à Kafka en passant par Ovide ou Marie N’Diaye (La femme changée en bûche, éditions de Minuit), continue de nourrir une écriture romanesque qui n’obéit pas qu’à des motifs esthétiques.
C’est à cette époque-là, dès les premiers jours à la parfumerie, que les clientes se sont mises à me dire que j’avais un teint magnifique. Je faisais une excellente publicité à l’établissement. La boutique s’est mise à marcher du tonnerre, avec moi. Le directeur de la chaîne me félicitait. Il est vrai que l’uniforme de travail, une blouse blanche sérieuse comme dans les cliniques esthétiques, était seyant, coupé très près du corps, avec un profond décolleté dans le dos et sur les seins. Or c’est à cette même époque exactement que mes seins ont pris du galbé comme mes cuisses. C’en était arrivé à un point où j’avais dû abandonner mes bonnets B, les armatures me blessaient. Je n’avais pas encore reçu mon premier salaire, à peine une petite avance parce qu’à la trésorerie ils avaient une panne d’ordinateurs, et je ne pouvais pas m’acheter de bonnets C. Mais le directeur me rassurait et disait qu’à mon âge ça se tenait tout seul, que je n’avais aucun besoin de soutien-gorge. Et c’est vrai que ça se tenait remarquablement bien, même quand je suis passée à la taille D ; mais là j’ai craqué, j’ai acheté un soutien-gorge avec l’argent du pain que j’avais mis de côté petit à petit. Honoré m’a posé des questions, il savait que je n’avais pas encore été payée, mais j’ai pris sur moi, je n’ai rien avoué, même si cette petite trahison me tourmente encore. Pauvre Honoré, il ne pouvait pas savoir ce que c’est de courir sans soutien-gorge après un bus avec un tel tour de poitrine. J’avais de plus en plus de clients masculins à la boutique, et ils payaient bien, le directeur de la chaîne passait presque tous les jours pour ramasser l’argent, il était de plus en plus content de moi. Mes massages avaient le plus grand succès, je crois même que le directeur de la chaîne soupçonnait que je m’étais mise de ma propre initiative aux massages spéciaux, alors que normalement on laisse un peu de temps à la vendeuse avant de l’y inciter. Ce qui fait que grâce à tout cet argent, je n’ai pas risqué de me faire licencier au bout de quelques semaines, le directeur de la chaîne ne m’a poussée à rien, tout s’est passé dans la plus grande discrétion. Le directeur a été chic. Il m’a laissée tranquille un bon moment, il devait penser que j’étais fatiguée par tout ce travail. Moi je n’avais jamais été aussi en forme de ma vie. Et cela n’a rien à voir avec Honoré. Cela n’avait rien à voir non plus avec mon nouvel emploi, même s’il me plaisait bien, ni même avec l’argent puisque de toute façon je ne l’ai touché que très tard et en partie seulement, et que cela n’aurait jamais suffi à mon indépendance. Non, c’était juste qu’il faisait pour ainsi dire toujours soleil dans ma tête, même dans le métro, même dans la boue de ce printemps-là, même dans les squares poussiéreux où j’allais manger mon sandwich le midi. Et pourtant ce n’était pas une vie si facile, objectivement. Il fallait que je me lève tôt, mais curieusement, dès le chant du coq, enfin dès ce qui y correspond en ville, je m’éveillais avec facilité, toute seule, je n’avais plus besoin ni de Temestat le soir ni d’Excidrill le matin alors qu’Honoré et toutes les personnes autour de moi continuaient à s’en gaver. Ce qui n’était guère confortable non plus, c’est que je n’avais jamais le temps de manger tranquillement, et pourtant j’avais faim, cela me venait quand j’arrivais au square, une fringale terrible ; l’air, les oiseaux, je ne sais pas, ce qui restait de la nature ça me faisait tout à coup quelque chose. Mes copines plaisantaient, « c’est le printemps » elles disaient, elles étaient jalouses d’Honoré et de me voir si belle, en même temps flattées qu’avec tous ces succès je leur téléphone encore quelquefois. Ensuite, bon, ce qui n’était pas gai, parfois, c’était les clients, j’avais de moins en moins de clientes, je crois qu’elles prenaient peur dans la boutique, il y avait une drôle d’ambiance. Les clients essayaient parfois des choses que je n’aimais pas, et en temps normal cela aurait dû me déprimer ; mais là non, j’étais gaie comme un pinson. Les clients adoraient ça. Ils disaient tous que j’étais extraordinairement saine. Je devenais fière, je veux dire, fière de moi. Mais ce n’était pas ça non plus qui me donnait ce moral terrible, cette impression excitante de commencer une nouvelle vie. Une de mes clientes, une fidèle qui n’avait pas froid aux yeux, m’a mis la puce à l’oreille. Elle était chaman, au quotidien, et extraordinairement riche. Je la massais quand elle m’a dit que c’était sans doute hormonal. J’ai répété ce que disaient mes copines, la poussée de sève du printemps, mais la cliente a insisté, « non, non, m’a-t-elle dit, cela vient de vous, de l’intérieur de vous. Etes-vous bien sûre de ne pas être enceinte ? » C’est ce mois-là que mes règles se sont arrêtées.
Marie Darrieussecq, Truismes. Editions POL et Folio Gallimard.
Ils seront là pour les vendanges...
L’hiver dernier, et pour fêter le centième anniversaire de la première guerre mondiale, l’atelier de cinéma documentaire de la Maison du Banquet de Lagrasse a réalisé un film sur la vie au village pendant ce conflit : l’absence des hommes, la vie quotidienne, les premiers disparus et, à l’armistice, les chemins de mémoire jusqu’à l’érection du Monument aux morts…
Aujourd’hui, sixième épisode.
Portraits
Idriss Bigou-Gilles regarde les gens. C’est son métier. Mais c’est aussi sa passion, parce qu’il peut très bien arriver qu’on regarde sans voir. Idriss Bigou-Gilles, dégaine de gamin discret, rôde dans le Banquet, un drôle de parapluie sous le bras. Il cherche le coin et la lumière. Puis il se pose, et invite les conférenciers de l’édition 2019 à venir penser devant son œil. C’est bien beau.
Avec, par ordre d’apparition, Tanella Boni, Barbara Stiegler, Alban Bensa, Laurie Laufer, la cellule Cosmiel, Alain Guiraudie et Catherine Coquio.
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PROGRAMME DU JEUDI
9h : La diversité de la garrigue : balade avec Catie Lépagnole. (rdv à l’abbaye)
9h15 : Rebonds. avec Sophie Nordmann (Récantou, Porte de l’eau)
9h30 : Atelier cinéma, avec Alain Guiraudie, Jacques Comets et Stéphane Habib.
10h : Muthos et logos vont en bateau. Dominique Larroque et Françoise Valon mêlent la littérature grecque et la Philosophie. (école du village)
11h30 : Entre pages. Jacques Bonnaffé, visite à voix haute entre les tables de la librairie.
12h30 : Conversations avec l’histoire. Patrick Boucheron, place de la halle.
14h30 : Lire Verdier. Atelier lecture, avec Mélanie Traversier (complet).
15h15 : Arrêt provisoire. Lectures de Jacques Bonnaffé (sous le pont neuf).
16h : Double voix. avec Jean-Paul Michel et Georges Monti, deux inventeurs de l’aventure éditoriale contemporaine. Rencontre présentée et animée par Christian Thorel, de la librairie Ombres Blanches.
17h45 : La Criée Verdier, avec Johan Ferber
18h : Jean-Claude Milner, Les pièges du majoritaire.
19h19 : Romain Bertrand, Qui a fait le tour de quoi ? 20 mn avec Magellan (cour de l’abbaye).
21h30 : Lecture, Serge Renko, Figure-toi que je l’ai trouvé transfiguré.

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