Les cinq cent millions de la Bégum, de Jules Verne

 

« Nous avons déjà entretenu nos lecteurs du phénomène extraordinaire qui s’est produit sur la côte occidentale des États-Unis. La grande république américaine, grâce à la proportion considérable d’émigrants que renferme sa population, a de longue date habitué le monde à une succession de surprises. Mais la dernière et la plus singulière est véritablement celle d’une cité appelée France-Ville, dont l’idée même n’existait pas il y a cinq ans, aujourd’hui florissante et subitement arrivée au plus haut degré de prospérité.  (…)

« Qu’on n’en cherche pas le nom sur la carte. Même le grand atlas en trois cent soixante-dix-huit volumes in-folio de notre éminent Tuchtigmann, où sont indiqués avec une exactitude rigoureuse tous les buissons et bouquets d’arbres de l’Ancien et du Nouveau Monde, même ce monument généreux de la science géographique appliquée à l’art du tirailleur, ne porte pas encore la moindre trace de France-Ville. À la place où s’élève maintenant la cité nouvelle s’étendait encore, il y a cinq ans, une lande déserte. (…)

« En janvier 1872, le territoire était déjà reconnu, mesuré, jalonné, sondé, et une armée de vingt mille coolies chinois, sous la direction de cinq cents contremaîtres et ingénieurs européens, était à l’œuvre. Des affiches placardées dans tout l’État de Californie, un wagon-annonce ajouté en permanence au train rapide qui part tous les matins de San Francisco pour traverser le continent américain, et une réclame quotidienne dans les vingt-trois journaux de cette ville, avaient suffi pour assurer le recrutement des travailleurs. Il avait même été inutile d’adopter le procédé de publicité en grand, par voie de lettres gigantesques sculptées sur les pics des montagnes

Rocheuses, qu’une compagnie était venue offrir à prix réduits. Il faut dire aussi que l’affluence des coolies chinois dans l’Amérique occidentale jetait à ce moment une perturbation grave sur le marché des salaires. Plusieurs États avaient dû recourir, pour protéger les moyens d’existence de leurs propres habitants et pour empêcher des violences sanglantes, à une expulsion en masse de ces malheureux. La fondation de France-Ville vint à point pour les empêcher de périr. Leur rémunération uniforme fut fixée à un dollar par jour, qui ne devait leur être payé qu’après l’achèvement des travaux, et à des vivres en nature distribués par l’administration municipale. On évita ainsi le désordre et les spéculations éhontées qui déshonorent trop souvent ces grands déplacements de population. Le produit des travaux était déposé toutes les semaines, en présence des délégués, à la grande Banque de San Francisco, et chaque coolie devait s’engager, en le touchant, à ne plus revenir. Précaution indispensable pour se débarrasser d’une population jaune, qui n’aurait pas manqué de modifier d’une manière assez fâcheuse le type et le génie de la Cité nouvelle. Les fondateurs s’étant d’ailleurs réservé le droit d’accorder ou de refuser le permis de séjour, l’application de la mesure a été relativement aisée.

« La première grande entreprise a été l’établissement d’un embranchement ferré, reliant le territoire de la ville nouvelle au tronc du Pacific-Railroad et tombant à la ville de Sacramento. On eut soin d’éviter tous les bouleversements de terres ou tranchées profondes qui auraient pu exercer sur la salubrité une influence fâcheuse. Ces travaux et ceux du port furent poussés avec une activité extraordinaire. Dès le mois d’avril, le premier train direct de New York amenait en gare de France-Ville les membres du comité, jusqu’à ce jour restés en Europe.

« Dans cet intervalle, les plans généraux de la ville, le détail des habitations et des monuments publics avaient été arrêtés.

« Ce n’étaient pas les matériaux qui manquaient : dès les premières nouvelles du projet, l’industrie américaine s’était empressée d’inonder les quais de France-Ville de tous les éléments imaginables de construction. Les fondateurs n’avaient que l’embarras du choix. Ils décidèrent que la pierre de taille serait réservée pour les édifices nationaux et pour l’ornementation générale, tandis que les maisons seraient faites de briques. Non pas, bien entendu, de ces briques grossièrement moulées avec un gâteau de terre plus ou moins bien cuit, mais de briques légères, parfaitement régulières de forme, de poids et de densité, transpercées dans le sens de leur longueur d’une série de trous cylindriques et parallèles. Ces trous, assemblés bout à bout, devaient former dans l’épaisseur de tous les murs des conduits ouverts à leurs deux extrémités, et permettre ainsi à l’air de circuler librement dans l’enveloppe extérieure des maisons, comme dans les cloisons internes. Cette disposition avait en même temps le précieux avantage d’amortir les sons et de procurer à chaque appartement une indépendance complète.

« Le comité ne prétendait pas d’ailleurs imposer aux constructeurs un type de maison. Il était plutôt l’adversaire de cette uniformité fatigante et insipide ; il s’était contenté de poser un certain nombre de règles fixes, auxquelles les architectes étaient tenus de se plier :

« 1° Chaque maison sera isolée dans un lot de terrain planté d’arbres, de gazon et de fleurs. Elle sera affectée à une seule famille.

«2° Aucune maison n’aura plus de deux étages ; l’air et la lumière ne doivent pas être accaparés par les uns au détriment des autres.

« 3° Toutes les maisons seront en façade à dix mètres en arrière de la rue, dont elles seront séparées par une grille à hauteur d’appui. L’intervalle entre la grille et la façade sera aménagé en parterre.

«4° Les murs seront faits de briques tubulaires brevetées, conformes au modèle. Toute liberté est laissée aux architectes pour l’ornementation.

« 5° Les toits seront en terrasses, légèrement inclinés dans les quatre sens, couverts de bitume, bordés d’une galerie assez haute pour rendre les accidents impossibles, et soigneusement canalisés pour l’écoulement immédiat des eaux de pluie.

« 6° Toutes les maisons seront bâties sur une voûte de fondations, ouverte de tous côtés, et formant sous le premier plan d’habitation un sous-sol d’aération en même temps qu’une halle. Les conduits à eau et les décharges y seront à découvert, appliqués au pilier central de la voûte, de telle sorte qu’il soit toujours aisé d’en vérifier l’état, et, en cas d’incendie, d’avoir immédiatement l’eau nécessaire. L’aire de cette halle, élevée de cinq à six centimètres au-dessus du niveau de la rue, sera proprement sablée. Une porte et un escalier spécial la mettront en communication directe avec les cuisines ou offices, et toutes les transactions ménagères pourront s’opérer là sans blesser la vue ou l’odorat.

« 7° Les cuisines, offices ou dépendances seront, contrairement à l’usage ordinaire, placés à l’étage supérieur et en communication avec la terrasse, qui en deviendra ainsi la large annexe en plein air. Un élévateur, mû par une force mécanique, qui sera, comme la lumière artificielle et l’eau, mise à prix réduit à la disposition des habitants, permettra aisément le transport de tous les fardeaux à cet étage.

« 8° Le plan des appartements est laissé à la fantaisie individuelle. Mais deux dangereux éléments de maladie, véritables nids à miasmes et laboratoires de poisons, en sont impitoyablement proscrits : les tapis et les papiers peints. Les parquets, artistement construits de bois précieux assemblés en mosaïques par d’habiles ébénistes, auraient tout à perdre à se cacher sous des lainages d’une propreté douteuse. Quant aux murs, revêtus de briques vernies, ils présentent aux yeux l’éclat et la variété des appartements intérieurs de Pompéi, avec un luxe de couleurs et de durée que le papier peint, chargé de ses mille poisons subtils, n’a jamais pu atteindre. On les lave comme on lave les glaces et les vitres, comme on frotte les parquets et les plafonds. Pas un germe morbide ne peut s’y mettre en embuscade.

« 9° Chaque chambre à coucher est distincte du cabinet de toilette. On ne saurait trop recommander de faire de cette pièce, où se passe un tiers de la vie, la plus vaste, la plus aérée et en même temps la plus simple. Elle ne doit servir qu’au sommeil : quatre chaises, un lit en fer, muni d’un sommier à jours et d’un matelas de laine fréquemment battu, sont les seuls meubles nécessaires. Les édredons, couvre-pieds piqués et autres, alliés puissants des maladies épidémiques, en sont naturellement exclus. De bonnes couvertures de laine, légères et chaudes, faciles à blanchir, suffisent amplement à les remplacer. Sans proscrire formellement les rideaux et les draperies, on doit conseiller du moins de les choisir parmi les étoffes susceptibles de fréquents lavages.

« 10° Chaque pièce a sa cheminée chauffée, selon les goûts, au feu de bois ou de houille, mais à toute cheminée correspond une bouche d’appel d’air extérieur. Quant à la fumée, au lieu d’être expulsée par les toits, elle s’engage à travers des conduits souterrains qui l’appellent dans des fourneaux spéciaux, établis, aux frais de la ville, en arrière des maisons, à raison d’un fourneau pour deux cents habitants. Là, elle est dépouillée des particules de carbone qu’elle emporte, et déchargée à l’état incolore, à une hauteur de trente-cinq mètres, dans l’atmosphère.

« Telles sont les dix règles fixes, imposées pour la construction de chaque habitation particulière.

« Les dispositions générales ne sont pas moins soigneusement étudiées.

«Et d’abord le plan de la ville est essentiellement simple et régulier, de manière à pouvoir se prêter à tous les développements. Les rues, croisées à angles droits, sont tracées à distances égales, de largeur uniforme, plantées d’arbres et désignées par des numéros d’ordre.

« De demi-kilomètre en demi-kilomètre, la rue, plus large d’un tiers, prend le nom de boulevard ou avenue, et présente sur un de ses côtés une tranchée à découvert pour les tramways et chemins de fer métropolitains. À tous les carrefours, un jardin public est réservé et orné de belles copies des chefs-d’œuvre de la sculpture, en attendant que les artistes de France-Ville aient produit des morceaux originaux dignes de les remplacer.

« Toutes les industries et tous les commerces sont libres.

« Pour obtenir le droit de résidence à France- Ville, il suffit, mais il est nécessaire de donner de bonnes références, d’être apte à exercer une profession utile ou libérale, dans l’industrie, les sciences ou les arts, de s’engager à observer les lois de la ville. Les existences oisives n’y seraient pas tolérées.

« Les édifices publics sont déjà en grand nombre. Les plus importants sont la cathédrale, un certain nombre de chapelles, les musées, les bibliothèques, les écoles et les gymnases, aménagés avec un luxe et une entente des convenances hygiéniques véritablement dignes d’une grande cité.

« Inutile de dire que les enfants sont astreints dès l’âge de quatre ans à suivre les exercices intellectuels et physiques, qui peuvent seuls développer leurs forces cérébrales et musculaires. On les habitue tous à une propreté si rigoureuse, qu’ils considèrent une tache sur leurs simples habits comme un déshonneur véritable.

« Cette question de la propreté individuelle et collective est du reste la préoccupation capitale des fondateurs de France-Ville. Nettoyer, nettoyer sans cesse, détruire et annuler aussitôt qu’ils sont formés les miasmes qui émanent constamment d’une agglomération humaine, telle est l’œuvre principale du gouvernement central. À cet effet, les produits des égouts sont centralisés hors de la ville, traités par des procédés qui en permettent la condensation et le transport quotidien dans les campagnes.

« L’eau coule partout à flots. Les rues, pavées de bois bitumé, et les trottoirs de pierre sont aussi brillants que le carreau d’une cour hollandaise. Les marchés alimentaires sont l’objet d’une surveillance incessante, et des peines sévères sont appliquées aux négociants qui osent spéculer sur la santé publique. Un marchand qui vend un œuf gâté, une viande avariée, un litre de lait sophistiqué, est tout simplement traité comme un empoisonneur qu’il est. Cette police sanitaire, si nécessaire et si délicate, est confiée à des hommes expérimentés, à de véritables spécialistes, élevés à cet effet dans les écoles normales.

« Leur juridiction s’étend jusqu’aux blanchisseries mêmes, toutes établies sur un grand pied, pourvues de machines à vapeur, de séchoirs artificiels et surtout de chambres désinfectantes. Aucun linge de corps ne revient à son propriétaire sans avoir été véritablement blanchi à fond, et un soin spécial est pris de ne jamais réunir les envois de deux familles distinctes. Cette simple précaution est d’un effet incalculable.

«Les hôpitaux sont peu nombreux, car le système de l’assistance à domicile est général, et ils sont réservés aux étrangers sans asile et à quelques cas exceptionnels. Il est à peine besoin d’ajouter que l’idée de faire d’un hôpital un édifice plus grand que tous les autres et d’entasser dans un même foyer d’infection sept à huit cents malades, n’a pu entrer dans la tête d’un fondateur de la cité modèle. Loin de chercher, par une étrange aberration, à réunir systématiquement plusieurs patients, on ne pense au contraire qu’à les isoler. C’est leur intérêt particulier aussi bien que celui du public. Dans chaque maison, même, on recommande de tenir autant que possible le malade en un appartement distinct. Les hôpitaux ne sont que des constructions exceptionnelles et restreintes, pour l’accommodation temporaire de quelques cas pressants.

« Vingt, trente malades au plus, peuvent se trouver – chacun ayant sa chambre particulière –, centralisés dans ces baraques légères, faites de bois de sapin, et qu’on brûle régulièrement tous les ans pour les renouveler. Ces ambulances, fabriquées de toutes pièces sur un modèle spécial, ont d’ailleurs l’avantage de pouvoir être transportées à volonté sur tel ou tel point de la ville, selon les besoins, et multipliées autant qu’il est nécessaire.

« Une innovation ingénieuse, rattachée à ce service, est celle d’un corps de garde-malades éprouvées, dressées spécialement à ce métier tout spécial, et tenues par l’administration centrale à la disposition du public. Ces femmes, choisies avec discernement, sont pour les médecins les auxiliaires les plus précieux et les plus dévoués. Elles apportent au sein des familles les connaissances pratiques si nécessaires et si souvent absentes au moment du danger, et elles ont pour mission d’empêcher la propagation de la maladie en même temps qu’elles soignent le malade.

« On ne finirait pas si l’on voulait énumérer tous les perfectionnements hygiéniques que les fondateurs de la ville nouvelle ont inaugurés. Chaque citoyen reçoit à son arrivée une petite brochure, où les principes les plus importants d’une vie réglée selon la science sont exposés dans un langage simple et clair.

« Il y voit que l’équilibre parfait de toutes ses fonctions est une des nécessités de la santé ; que le travail et le repos sont également indispensables à ses organes ; que la fatigue est nécessaire à son cerveau comme à ses muscles ; que les neuf dixièmes des maladies sont dues à la contagion transmise par l’air ou les aliments. Il ne saurait donc entourer sa demeure et sa personne de trop de « quarantaines » sanitaires. Éviter l’usage des poisons excitants, pratiquer les exercices du corps, accomplir consciencieusement tous les jours une tâche fonctionnelle, boire de la bonne eau pure, manger des viandes et des légumes sains et simplement préparés, dormir régulièrement sept à huit heures par nuit, tel est l’ABC de la santé.

« Partis des premiers principes posés par les fondateurs, nous en sommes venus insensiblement à parler de cette cité singulière comme d’une ville achevée. C’est qu’en effet, les premières maisons une fois bâties, les autres sont sorties de terre comme par enchantement. Il faut avoir visité le Far West pour se rendre compte de ces efflorescences urbaines. Encore désert au mois de janvier 1872, l’emplacement choisi comptait déjà six mille maisons en 1873. Il en possédait neuf mille et tous ses édifices au complet en 1874.

« Il faut dire que la spéculation a eu sa part dans ce succès inouï. Construites en grand sur des terrains immenses et sans valeur au début, les maisons étaient livrées à des prix très modérés et louées à des conditions très modestes. L’absence de tout octroi, l’indépendance politique de ce petit territoire isolé, l’attrait de la nouveauté, la douceur du climat ont contribué à appeler l’émigration. À l’heure qu’il est, France-Ville compte près de cent mille habitants.

« Ce qui vaut mieux et ce qui peut seul nous intéresser, c’est que l’expérience sanitaire est des plus concluantes. Tandis que la mortalité annuelle, dans les villes les plus favorisées de la vieille Europe ou du Nouveau Monde, n’est jamais sensiblement descendue au-dessous de trois pour cent, à France-Ville la moyenne de ces cinq dernières années n’est que de un et demi. Encore ce chiffre est-il grossi par une petite épidémie de fièvre paludéenne qui a signalé la première campagne. Celui de l’an dernier, pris séparément, n’est que de un et quart. Circonstance plus importante encore : à quelques exceptions près, toutes les morts actuellement enregistrées ont été dues à des affections spécifiques et la plupart héréditaires. Les maladies accidentelles ont été à la fois infiniment plus rares, plus limitées et moins dangereuses que dans aucun autre milieu. Quant aux épidémies proprement dites, on n’en a point vu.

« Les développements de cette tentative seront intéressants à suivre. Il sera curieux, notamment, de rechercher si l’influence d’un régime aussi scientifique sur toute la durée d’une génération, à plus forte raison de plusieurs générations, ne pourrait pas amortir les prédispositions morbides héréditaires.

« Il n’est assurément pas outrecuidant de l’espérer, a écrit un des fondateurs de cette étonnante agglomération, et, dans ce cas, quelle ne serait pas la grandeur du résultat ! Les hommes vivant jusqu’à quatre-vingt-dix ou cent ans, ne mourant plus que de vieillesse, comme la plupart des animaux, comme les plantes ! »

« Un tel rêve a de quoi séduire ! »