Autour de Minuit

Hommage à une des plus belles aventures de l’édition contemporaine,

et au prodigieux catalogue qui en naquit.

 

Le catalogue, comme Livre des passages

par Christian Thorel, libraire.

 

C’est un méridien tordu, tordu et nageur. Il se faufile dans l’eau d’un pôle à l’autre, sans passer sur aucune terre. Je suppose que ce serait compliqué de vivre dans un pays où la veille et le lendemain seraient distants de quelques centimètres… (Jean Echenoz Le Méridien de Greenwich.1979)

 

1 / Une constellation, sa carte.

 

Quand le soleil passe à la verticale du méridien de Greenwich, il est midi. À partir de là, on peut définir l’heure qu’il est à chaque point de la planète. A Londres, il est midi, tandis qu’à Paris (ou à Lagrasse), allez savoir pourquoi, il est déjà treize heures, mais c’est une autre histoire. Au milieu de l’océan Pacifique, entre la Nouvelle-Zélande et le continent Antarctique, où la glace ne cesse de se rompre, un point est l’exacte localisation de l’antipode de Greenwich. Il y est minuit pile, et l’eau est encore d’une couleur bleue, un bleu que l’on imaginera intense et profond, sans doute aidé par la lumière de la Lune. Un bleu qui serait proche de celui qui éclaire depuis longtemps les couvertures des éditions de Minuit.

Nous ne visiterons ni Londres, ni l’espace vide (et angoissant pour un libraire sédentaire), à perte de vue de l’océan, nous serons pour quelques minutes les « randonneurs de Minuit ». Midnight rambler (randonneur de minuit) chantaient les Rolling Stones à Hyde Park en 1969. C’était quelques mois avant que Samuel Beckett ne reçoive le Prix Nobel de Littérature.

Une maison d’édition n’a de boussole que celle de ses orientations, politique, esthétique, intellectuelle et, pourquoi non, morale. Les maisons qui ont une histoire en ont les empreintes, les traces de leurs rencontres avec leurs auteurs, celles des livres que ces derniers leur confient… et qui ainsi construisent leur « catalogue ». Ce « catalogue » se constitue d’un double-corps, une représentation spirituelle, l’essence de la maison d’une part, sa réalisation plus concrète et qui en reproduit matériellement les étapes d’autre part. Ce « catalogue » de papier, avant l’invasion du numérique et des « bases de données », venait aux libraires et aux lecteurs signifier les livres présents d’une maison, et parfois les absents, épuisés ou, disait-on prudemment, manquants, pour dire l’espoir de les revoir (et la certitude d’en conserver les droits). Tout comme randonner sans carte est une incongruité, pour connaître une maison, son fonds, rien ne vaut la consultation attentive de son catalogue. Foin donc du GPS, recourons au papier et apprêtons-nous à déplier la carte.

Les catalogues ont accompagné mes années de formation, permettant de distinguer les maisons attachées à prendre pour leurs livres et leurs auteurs les risques d’un temps long, de celles souhaitant juste empocher les bénéfices de productions sans lendemains. La lecture de ces catalogues reste le moyen de garder en mémoire ce à quoi veillent les librairies, ces constellations de livres qu’elles organisent en territoires, afin que l’espace concret qui leur est donné en diffuse toute la nécessité, en soutienne la pérennité et en représente la place dans l’histoire. Nos librairies éphémères à Lagrasse sont constituées de ces catalogues que nous défendons, ce sont ceux qui nourrissent Ombres blanches depuis près d’un demi-siècle. Et Minuit est à cet égard une des toutes premières.

Ce catalogue est celui qu’Irène Lindon reprit à la fin des années 90 des mains de son père Jérôme, et dont elle assuma la continuité et le renouvellement durant vingt-cinq ans. Ce catalogue, le fonds de la maison, est celui du point de départ de Thomas Simonnet, qui en a la charge depuis le mois de janvier 2022. Thomas ne s’est pas trompé sur les modes de représentation, redonnant à la maison, pour manifestation de sa première année de direction, un nouveau « catalogue », ici de papier. Le classement y manifeste le lien à une tradition, celle des collections, cette pratique que bien des enseignes pensent désuète et abandonnent désormais, laissant à un possible génie du chaos, au moins du désordre, le soin d’organiser les supports de nos connaissances. Parcourir les cent-vingt pages de ce « catalogue 2022 », c’est visiter certaines des choses de l’esprit et des engagements qui ont marqué définitivement le deuxième demi-siècle passé, et qu’il conviendrait encore de garder comme nécessaire au temps présent.

Mais on l’a lu plus haut, les catalogues de papier sont des états du présent, en rien ils ne dévoilent ce qu’une maison a pu retrancher d’un état précédent, un état du passé. Pour autant, rien n’est effacé et, dans nos démocraties, les archives donnent un accès presque complet à l’ordre des savoirs, dans leur état d’écritures, de manuscrits, de dessins et de graphiques, et bien entendu de publications, de journaux, de revues, de livres. L’IMEC, la Bibliothèque Nationale conservent. Mieux encore, des libraires ou des éditeurs passionnés collectionnent. Ainsi du libraire d’ancien Henri Vignes et des Editions des Cendres (où renaissent tant de phénix !) qui ont consacré un livre magnifique de 400 pages à toutes les publications des Editions de Minuit depuis le premier livre, Le Silence de la mer, en février 1942 jusqu’à L’anti-Œdipe en février 1972, soit 639 publications en trente ans et dans quelques trente collections différentes, au moins. C’est sur les traces de quelques-unes de ces collections que j’inviterai, demain, le lecteur à randonner. A randonner sans arrière-pensée, en se donnant comme consigne que nous n’avons pas à chercher les raisons pour lesquelles, au cours de l’histoire de leur maison, Jérôme puis Irène Lindon ont décidé, depuis le silence de leur bureau, de ne plus conserver tel titre, tel auteur, ou telle collection. Ainsi, dans l’édition, va la vie.

Et puisque nous nommons celui qui prit en 1948 la suite de Vercors, laissons-le provisoirement conclure : La publication d’un livre requiert la mise en œuvre des principales activités humaines : intellectuelles, et c’est l’auteur ; techniques, et c’est l’imprimeur ; commerciales, et c’est le libraire. L’éditeur, dans cette harmonie, on dirait qu’il ne sert à rien. Lui, pourtant, aurait tendance à croire qu’il participe à l’essentiel : artiste ou savant, il juge le manuscrit, l’accepte, le refuse, quelquefois suggère une correction ; technicien, il conçoit la présentation, choisit le papier, le format, le caractère, l’illustration ; commerçant, il assume tous les risques, assure la publicité et la diffusion, entretient de bons rapports avec les journalistes et publie des catalogues.

D’avoir tant de têtes gêne quelque peu l’éditeur, et souvent il ne sait guère où il va Tel essai critique qu’il destine aux esthéticiens fait l’objet d’une adaptation à Hollywood, tel roman d’amour proposé aux foules essuie un échec commercial mais suscite une thèse sociologique en Sorbonne. C’est le domaine de l’imprévisible, ainsi que son nom l’indique, « librairie » étant, comme on sait, un peu de la famille de « liberté ».  Jérôme Lindon, 1957-1958 (Catalogue général)

Laissons-le conclure, disions-nous, et nous inviter. Nous inviter par anticipation :

« S’il finit par trouver excellent tout ce qu’il fait paraître -il est bien le seul du reste- l’éditeur ne peut s’empêcher de préférer les inédits les plus scabreux : ceux qui lui valent d’emblée sa réputation de cinglé, l’hostilité d’une majorité de libraires, ou d’être inculpé pour attentat aux institutions. Et, en effet, publier le livre qu’on attendait, ce n’est pas mal, mais déjà plus exactement du domaine de l’édition : c’est une réimpression. Il sera intéressant de relire ce catalogue dans plusieurs années, pour voir s’il en subsiste quelque chose et quoi, et comment. Voilà un jeu de société. Mais la partie n’en finit pas. »  Jérôme Lindon, 1958 (Catalogue général)

A demain, catalogues et cartes en main !

 

Christian Thorel