« D’où sors-tu, Hippolyte ? On te dit que notre société est fondée sur la suppression totale de la propriété individuelle et tu te figures que cette suppression s’étend aux biens meubles et aux objets usuels. Mais, homme simple, la propriété individuelle que nous avons totalement supprimée, c’est la propriété des moyens de productions, sol, canaux, chemins, mines, matériel, outillage, etc. Ce n’est pas la propriété d’une lampe ou d’un fauteuil. Ce que nous avons détruit, c’est la possibilité de détourner au profit d’un individu ou d’un groupe d’individus les fruits du travail ; ce n’est pas la naturelle et innocente possession des choses amies qui nous entourent.

Morin m’exposa ensuite la répartition des travaux intellectuels et manuels sur tous les membres de la communauté, selon leurs aptitudes.

– La société collectiviste, ajouta-t-il, ne diffère pas seulement de
la société capitaliste en ce que, dans la première, tout le monde travaille. Durant l’ère close les gens qui ne travaillaient pas étaient nombreux; pourtant c’était la minorité. Notre société diffère surtout de la précédente en ce que, dans celle-ci, le travail n’était pas coordonné et qu’il s’y faisait beaucoup de choses inutiles. Les ouvriers produisaient sans ordre, sans méthode, sans concert. Il y avait dans les villes une multitude de fonctionnaires, de magistrats, de marchands, d’employés qui travaillaient sans produire. Il y avait des soldats. Le fruit du travail n’était pas bien réparti. Les douanes et les tarifs qu’on établissait pour remédier au mal, l’aggravaient. Tout le monde souffrait. La production et la consommation sont maintenant exactement réglées. Enfin notre société diffère de l’ancienne en ce que nous jouissons tous des bienfaits de la machine dont l’usage dans l’âge capitaliste était souvent désastreux pour les travailleurs.

Je demandai comment il avait été possible de constituer une société composée tout entière d’ouvriers.

Morin me fit remarquer que l’aptitude de l’homme au travail est générale et que c’est un des caractères essentiels de la race.

–Dans les temps barbares, et jusqu’à la fin de l’ère close, les aristocrates et les riches ont toujours montré leur préférence pour le travail manuel. Ils ont peu exercé leur intelligence, et seulement par exception. Leur goût s’est porté constamment sur des occupations telles que la chasse et la guerre, où le corps a plus de part que
l’esprit. Ils montaient à cheval, conduisaient des voitures, faisaient
de l’escrime, tiraient au pistolet. On peut donc dire qu’ils
travaillaient de leurs mains. Leur travail était stérile ou nuisible,
parce qu’un préjugé leur interdisait tout travail utile ou bienfaisant
et aussi parce que, de leur temps, le travail utile se faisait le plus souvent dans des conditions ignobles et dégoûtantes. Il n’a pas été trop difficile, en remettant le travail en honneur, d’en donner le
goût à tout le monde. Les hommes des âges barbares étaient fiers de porter un sabre ou un fusil. Les hommes d’aujourd’hui sont fiers de manier une bêche ou un marteau. Il y a dans l’humanité un fond qui ne change guère.

Morin m’ayant dit qu’on avait perdu jusqu’au souvenir de toute circulation monétaire :

– Comment, lui demandai-je, à défaut de numéraire, opérez-vous les transactions ?

– Nous échangeons les produits au moyen de bons semblables à celui que tu as reçu, camarade, et qui correspondent aux heures de travail que
nous faisons. La valeur des produits est mesurée sur la durée du
travail qu’ils ont coûté. Le pain, la viande, la bière, les habits, un aéroplane, valent x heures, x jours de travail. Sur chacun de ces bons, qui nous sont délivrés, la collectivité, ou, comme on disait autrefois, l’État, retient un certain nombre de minutes pour les affecter aux ouvrages improductifs, aux réserves alimentaires et métallurgiques, aux maisons de retraite et de santé, etc., etc.

– Et ces minutes, interrompit Michel, vont toujours croissant. Le
Comité fédéral ordonne beaucoup trop de grands travaux dont nous avons ainsi la charge. Les réserves sont trop considérables. Les magasins publics regorgent de richesses de toutes sortes. Ce sont nos minutes
de travail qui dorment là. Il y a encore bien des abus.

– Sans doute, répliqua Morin. On pourrait mieux faire. La richesse de l’Europe, accrue par le travail général et méthodique, est immense.

J’étais curieux de savoir si ces gens-là n’avaient pour mesure du travail que le temps de l’accomplir et si pour eux la journée du terrassier ou du gâcheur de plâtre, valait celle du chimiste ou du chirurgien. Je le demandai ingénument.

– Voilà une sotte question, s’écria Perceval. Mais le vieux Morin consentit à m’éclairer.

– Toutes les études, toutes les recherches, tous les travaux qui concourent à rendre la vie meilleure et plus belle sont encouragés dans nos ateliers et dans nos laboratoires. L’État collectiviste favorise les hautes études. Étudier c’est produire, puisqu’on ne produit pas sans étude. L’étude, comme le travail, donne droit à l’existence. Ceux qui se vouent à de longues et difficiles recherches s’assurent par cela même une existence paisible et respectée. Un sculpteur fait en quinze jours la maquette d’une figure : mais il a travaillé cinq ans pour apprendre à modeler. Et depuis cinq ans l’État paye sa maquette. Un chimiste découvre en quelques heures les propriétés singulières d’un corps. Mais il a dépensé des mois à isoler ce corps et des années à se rendre capable d’une telle œuvre. Durant tout ce temps il a vécu aux frais de l’État. Un chirurgien enlève une tumeur en dix minutes. Mais c’est après quinze ans d’étude et de pratique. Et voilà quinze ans qu’il reçoit en conséquence des bons de l’État. Tout homme qui donne en un mois, en une heure, en quelques minutes le produit du travail de sa vie entière ne fait que rendre d’un coup à la collectivité ce qu’il en avait reçu chaque jour.

– Sans compter que nos grands intellectuels, dit Perceval, nos chirurgiens, nos doctoresses, nos chimistes, savent très bien profiter de leurs travaux et de leurs découvertes pour accroître démesurément leurs jouissances. Ils se font attribuer des machines aériennes de soixante chevaux, des palais, des jardins, des parcs immenses. Ce sont des gens, pour la plupart très âpres à s’emparer des biens de la vie
et qui mènent une existence plus splendide et plus abondante que les bourgeois de l’ère close. Et le pis est que beaucoup d’entre eux sont des imbéciles qu’on devrait embaucher dans les moulins, comme Hippolyte.

Je saluai. Michel approuva Perceval et se plaignit amèrement de la complaisance de l’État à engraisser les chimistes aux dépens des autres travailleurs.

Je demandai si le trafic des bons n’en amenait pas la hausse ou la baisse.

– Le trafic des bons, me répondit Morin, est interdit. En fait on ne
peut pas l’empêcher absolument. Il y a chez nous, comme autrefois, des avares et des prodigues, des laborieux et des paresseux, des riches et des pauvres, des heureux et des malheureux, des satisfaits et des mécontents. Mais tout le monde vit, et c’est bien quelque chose.

Je demeurai un moment songeur ; puis :

– Monsieur Morin, à vous entendre, il me semble que vous avez réalisé, autant qu’il était possible, l’égalité et la fraternité. Mais je
crains que ce ne soit aux dépens de la liberté, que j’ai appris à
chérir comme le premier des biens.

Morin haussa les épaules.

– Nous n’avons pas établi l’égalité. Nous ne savons ce que c’est. Nous avons assuré la vie à tout le monde. Nous avons mis le travail en honneur. Après cela, si le maçon se croit supérieur au poète et le poète au maçon, c’est leur affaire. Tous nos travailleurs s’imaginent que leur genre de travail est le premier du monde. Il y a plus d’avantages à cela que d’inconvénients.

« Camarade Hippolyte, tu sembles avoir beaucoup lu les livres du XIXe siècle de l’ère close, que l’on n’ouvre plus guère : tu parles leur
langage, qui nous est devenu étranger. Nous ne concevons pas facilement aujourd’hui que les anciens amis du peuple aient pu prendre pour devise : Liberté, Égalité, Fraternité. La liberté ne peut pas être dans la société, puisqu’elle n’est pas dans la nature. Il n’y a pas d’animal libre. On disait autrefois d’un homme qu’il était libre quand il n’obéissait qu’aux lois. C’était puéril. On a fait d’ailleurs
un si étrange usage du mot de liberté dans les derniers temps de l’anarchie capitaliste, que ce mot a fini par exprimer uniquement la revendication des privilèges. L’idée d’égalité est moins raisonnable encore, et elle est fâcheuse en ce qu’elle suppose un faux idéal. Nous n’avons pas à rechercher si les hommes sont égaux entre eux. Nous devons veiller à ce que chacun fournisse tout ce qu’il peut donner et reçoive tout ce dont il a besoin. Quant à la fraternité, nous savons
trop comment les frères ont traité les frères pendant des siècles.
Nous ne disons pas que les hommes sont mauvais. Nous ne disons pas qu’ils sont bons. Ils sont ce qu’ils sont. Mais ils vivent en paix quand ils n’ont plus de causes de se battre. Nous n’avons qu’un mot pour exprimer notre ordre social. Nous disons que nous sommes en harmonie. Et il est certain qu’aujourd’hui toutes les forces humaines agissent de concert.

– Aux siècles, lui dis-je, de ce que vous appelez l’ère close, on aimait mieux posséder que jouir. Et je conçois qu’au rebours vous aimiez mieux jouir que posséder. Mais ne vous est-il pas pénible de n’avoir pas de biens à laisser à vos enfants ?

– Dans les temps capitalistes, répliqua vivement Morin, combien d’hommes laissaient un héritage ? Un sur mille, un sur dix mille. Sans compter que de nombreuses générations ne connurent point la liberté de tester. Quoi qu’il en soit, la transmission de la fortune par voie d’héritage était parfaitement concevable quand la famille existait.
Mais maintenant…

– Quoi ! m’écriai-je, vous ne vivez pas en famille ?

Ma surprise, que j’avais laissé voir, parut comique à la camarade Chéron.

– Nous savons en effet, me dit-elle, que le mariage subsiste chez les Cafres. Nous, les Européennes, nous ne faisons point de promesses ; ou
si nous en faisons, la loi l’ignore. Nous estimons que la destinée
entière d’un être humain ne saurait dépendre d’un mot. Il subsiste
pourtant un reste des coutumes de l’ère close. Quand une femme se
donne, elle jure fidélité sur les cornes de la lune. En réalité, ni
l’homme ni la femme ne prennent d’engagement. Et il n’est pas rare que leur union dure autant que la vie. Ils ne voudraient ni l’un ni
l’autre être l’objet d’une fidélité gardée au serment et non pas
assurée par des convenances physiques et morales. Nous ne devons rien
à personne. Un homme autrefois persuadait à une femme qu’elle lui appartenait. Nous sommes moins simples. Nous croyons qu’un être humain n’appartient qu’à lui seul. Nous nous donnons quand nous voulons et à
qui nous voulons.

« D’ailleurs nous n’avons pas honte de céder au désir. Nous ne sommes pas hypocrites. Il y a seulement quatre cents ans, les hommes n’entendaient rien à la physiologie, et cette ignorance était cause de grandes illusions et de cruelles surprises. Hippolyte, quoi qu’en disent les Cafres, il faut subordonner la société à la nature et non, comme on l’a fait trop longtemps, la nature à la société.

Perceval appuya les paroles de sa camarade :

– Pour te montrer, ajouta-t-elle, comment la question des sexes est réglée dans notre société, je t’apprendrai, Hippolyte, que, dans beaucoup d’usines, le délégué à l’embauchage ne demande pas même si l’on est homme ou femme. Le sexe d’une personne n’intéresse pas la collectivité.

– Mais les enfants?

– Quoi? les enfants?

– Ne sont-ils point abandonnés, n’ayant pas de famille ?

– D’où te peut venir une semblable idée ? L’amour maternel est un
instinct très fort chez la femme. Dans l’affreuse société passée, on
voyait des mères braver la misère et la honte pour élever leurs
enfants naturels. Pourquoi les nôtres, exemptes de honte et de misère, abandonneraient-elles leurs petits ? Il y a parmi nous beaucoup de
bonnes compagnes et beaucoup de bonnes mères. Mais le nombre est très grand et s’accroît sans cesse des femmes qui se passent d’hommes.

Chéron fit à ce propos une observation assez étrange.

– Nous avons, dit-elle, sur les caractères sexuels, des notions que ne soupçonnait pas la simplicité barbare des hommes de l’ère close. De ce qu’il y a deux sexes et qu’il n’y en a que deux, on tira longtemps des conséquences fausses. On en conclut qu’une femme est absolument femme et un homme absolument homme. La réalité n’est pas telle, il y a des femmes qui sont beaucoup femmes, et des femmes qui le sont peu. Ces différences, autrefois dissimulées par le costume et le genre de vie, masquées par le préjugé, apparaissent clairement dans notre société.  Ce n’est pas tout, elles s’accentuent et deviennent plus sensibles à
chaque génération. Depuis que les femmes travaillent comme les hommes, agissent et pensent comme les hommes, on en voit beaucoup qui ressemblent à des hommes. Nous arriverons peut-être un jour à créer
des neutres, à faire des ouvrières, comme on dit des abeilles. Ce sera
un grand avantage : on pourra augmenter le travail sans augmenter la population d’une manière disproportionnée avec les biens nécessaires. Nous redoutons également le déficit et l’excédent des naissances.

Je remerciai Perceval et Chéron de m’avoir obligeamment renseigné sur un sujet si intéressant et demandai si l’instruction n’était pas 
négligée dans la société collectiviste et s’il y avait encore une 
science spéculative et des arts libéraux.

Voici ce que le vieux Morin me répondit :

– L’instruction, à tous les degrés, est très développée. Les camarades savent tous quelque chose ; ils ne savent pas les mêmes choses et n’ont rien appris d’inutile. On ne perd plus le temps à étudier le droit et 
la théologie. Chacun prend des arts et des sciences ce qui lui
 convient. Nous avons encore beaucoup d’ouvrages anciens, bien que la plupart des livres imprimés avant l’ère nouvelle aient péri. On 
imprime encore des livres ; on en imprime plus que jamais. Pourtant la typographie tend à disparaître. Elle sera remplacée par la 
phonographie. Déjà les poètes et les romanciers s’éditent phonographiquement. Et l’on a imaginé pour la publication des pièces de théâtre une combinaison très ingénieuse du phono et du cinémato qui reproduit tout ensemble le jeu et la voix des acteurs.

– Vous avez des poètes ? des auteurs dramatiques ?

– Non seulement nous avons des poètes, mais nous avons une poésie. Les premiers, nous avons délimité le domaine de la poésie. Avant nous, beaucoup d’idées étaient exprimées en vers, qui pouvaient l’être mieux
 en prose. On rimait des récits. C’était une survivance du temps où l’on rédigeait en langage mesuré les dispositions législatives et les recettes d’économie rurale. Maintenant les poètes ne disent plus que des choses délicates qui n’ont pas de sens, et leur grammaire, leur langue leur appartiennent en propre comme leurs rythmes, leurs assonances et leurs allitérations. Quant à notre théâtre, il est
 presque exclusivement lyrique. Une connaissance exacte de la réalité et une vie sans violence nous ont rendus presque indifférents au drame et à la tragédie. L’unification des classes et l’égalité des sexes ont enlevé à la vieille comédie presque toute sa matière. Mais jamais la musique n’a été si belle ni tant aimée. Nous admirons surtout la sonate et la symphonie.

« Notre société est très favorable aux arts du dessin. Beaucoup de préjugés, qui nuisaient à la peinture, ont disparu. Notre vie est plus claire et plus belle que la vie bourgeoise, et nous avons un vif sentiment de la forme. La sculpture est plus florissante encore que la peinture, depuis qu’elle s’est associée intelligemment à la décoration des palais publics et des habitations privées. Jamais on n’avait tant fait pour l’enseignement de l’art. Si tu conduis quelques minutes seulement ton aéroplane sur une de nos rues, tu seras surpris du nombre des écoles, et des musées.

– Enfin, demandai-je, êtes-vous heureux ?

Morin secoua la tête :

– Il n’est pas dans la nature humaine de goûter un bonheur parfait. On n’est pas heureux sans effort et tout effort comporte la fatigue et la souffrance. Nous avons rendu la vie supportable à tous. C’est quelque chose. Nos descendants feront mieux. Notre organisation n’est pas immuable. Il y a seulement cinquante ans, elle était différente de ce qu’elle est aujourd’hui. Et des observateurs subtils croient s’apercevoir que nous allons vers de grands changements. Il se peut. Mais les progrès de la civilisation humaine seront désormais harmonieux et pacifiques.

– Ne craignez-vous pas, au contraire, lui demandai-je, que cette civilisation dont vous semblez satisfait, ne soit détruite par une invasion de barbares ? Il reste encore, m’avez-vous dit, en Asie et en Afrique, de grands peuples noirs ou jaunes, qui ne sont pas entrés dans votre concert. Ils ont des armées et vous n’en avez pas. S’ils vous attaquaient…

– Notre défense est assurée. Seuls les Américains et les Australiens pourraient lutter contre nous, parce qu’ils sont aussi savants que
nous. Mais l’océan nous sépare et la communauté des intérêts nous assure leur amitié. Quant aux nègres capitalistes, ils en sont encore aux canons d’acier, aux armes à feu et à toute la vieille ferraille du XXe siècle. Que pourraient ces antiques engins contre une décharge de rayons Y ? Nos frontières sont défendues par l’électricité. Il règne autour de la fédération une zone de foudre. Un petit homme à lunettes est assis je ne sais où, devant un clavier. C’est notre unique soldat. Il n’a qu’à mettre le doigt sur une touche pour pulvériser une armée de cinq cent mille hommes.

Morin hésita un moment. Puis il reprit d’une voix plus lente :

– Si notre civilisation était menacée, ce ne serait pas par ses ennemis du dehors. Ce serait par ses ennemis du dedans.

– Il y en a donc ?

– Il y a les anarchistes. Ils sont nombreux, ardents, intelligents.
Nos chimistes, nos professeurs de sciences et de lettres sont presque tous anarchistes. Ils attribuent à la réglementation du travail et des produits la plupart des maux qui affligent encore la société. Ils prétendent que l’humanité ne sera heureuse que dans l’état d’harmonie spontanée qui naîtra de la destruction totale de la civilisation. Ils
sont dangereux. Ils le seraient davantage si nous les réprimions. Mais nous n’en avons ni l’envie ni les moyens. Nous n’avons aucun pouvoir de contrainte ou de répression, et nous en trouvons bien. Dans les âges barbares, les hommes se faisaient de grandes illusions sur l’efficacité des peines. Nos pères ont supprimé tout l’ordre judiciaire. Ils n’en avaient plus besoin. En supprimant la propriété privée, ils ont supprimé du même coup le vol et l’escroquerie. Depuis que nous portons des défenses électriques, les attentats sur les personnes ne sont plus à craindre. L’homme est devenu respectable à l’homme. On commet encore des crimes passionnels, on en commettra toujours. Pourtant ces sortes de crimes, quand ils sont impunis, deviennent plus rares. Tout notre corps judiciaire se compose de prud’hommes élus qui jugent gratuitement les contraventions et les contestations.

Je me levai, et, remerciant mes compagnons de leur bienveillance, je demandai à Morin la faveur de lui faire une dernière question.

– Vous n’avez plus de religion ?

– Nous en avons au contraire un grand nombre et quelques-unes assez nouvelles. Pour ne parler que de la France, nous avons la religion de l’humanité, le positivisme, le christianisme et le spiritisme. Dans certaines contrées, il reste des catholiques, mais peu nombreux et divisés en plusieurs sectes, à la suite des schismes qui se produisirent au XXe siècle, quand l’Église fut séparée de l’État. Il n’y a plus de pape depuis longtemps.

– Tu te trompes, dit Michel. Il y a encore un pape. Le hasard me l’a fait connaître. C’est Pie XXV, teinturier, via dell’Orso, à Rome.

– Comment ! m’écriai-je, le pape est teinturier ?

– Qu’y a-t-il de surprenant à cela ? Il faut bien qu’il ait un métier, comme tout le monde.

–Mais son Église ?

– Il est reconnu par quelques milliers de personnes, en Europe.

A ces mots, nous nous séparâmes. Michel m’avertit que je trouverais un logis dans le voisinage et que Chéron m’y conduirait en rentrant chez elle. La nuit était éclairée par une lumière d’opale, pénétrante en même temps et douce. Le feuillage en recevait l’éclat de l’émail. Je marchais à côté de Chéron. Je l’observais. Ses chaussures plates donnaient à sa démarche de la solidité, à son corps de l’aplomb et, bien que ses vêtements d’homme la fissent paraître plus petite qu’elle n’était, bien qu’elle eût une
main dans la poche, son allure, toute simple, ne manquait pas de fierté. Elle regardait librement à droite et à gauche. C’est la première femme à qui je voyais cet air de curiosité tranquille et de flânerie amusée. Ses traits avaient, sous le béret, de la finesse et
de l’accent. Elle m’irritait et me charmait. Je craignais qu’elle ne
me trouvât bête et ridicule. Tout au moins, il était visible que je
lui inspirais une extrême indifférence. Pourtant elle me demanda tout à coup quel était mon état. Je répondis au hasard que j’étais électricien.

– Moi aussi, me dit-elle.

J’arrêtai prudemment la conversation. Des sons inouïs remplissaient l’air nocturne de leur bruit tranquille et régulier, que j’écoutais avec effroi comme la respiration du génie monstrueux de ce monde nouveau. A mesure que je l’observais davantage, je me sentais pour l’électricienne un goût qu’une pointe d’antipathie avivait.

– Alors, lui dis-je tout à coup, vous avez réglé scientifiquement l’amour, et c’est une affaire qui ne trouble plus personne.

– Tu te trompes, me répondit-elle. Sans doute nous n’en sommes plus à l’imbécillité furieuse de l’ère close, et le domaine entier de la physiologie humaine est désormais affranchi des barbaries légales et des terreurs théologiques. Nous ne nous faisons plus une fausse et cruelle idée du devoir. Mais les lois qui règlent l’attrait des corps pour les corps nous restent mystérieuses. Le génie de l’espèce est ce
qu’il fut et ce qu’il sera toujours, violent et capricieux.
Aujourd’hui comme autrefois l’instinct est plus fort que la raison.
Notre supériorité sur les anciens est moins de le savoir que de le
dire. Nous avons en nous une force capable de créer les mondes, le
désir, et tu veux que nous puissions la régler. C’est trop nous
demander. Nous ne sommes plus des barbares. Nous ne sommes pas encore des sages. La collectivité ignore totalement tout ce qui concerne les rapports des sexes. Ces rapports sont ce qu’ils peuvent, tolérables le plus souvent, rarement délicieux, parfois horribles. Mais ne crois pas, camarade, que l’amour ne trouble plus personne. Il m’était impossible de discuter des idées si étranges. J’amenai la conversation sur le caractère des femmes. Chéron en vint à me dire qu’il y en avait de trois sortes, les amoureuses, les curieuses et les indifférentes. Je lui demandai alors de quelle sorte elle était.

Elle me regarda avec un peu de hauteur et me dit:

– Il y a aussi plusieurs sortes d’hommes. Il y a d’abord les impertinents…

Ce mot me la fit paraître beaucoup plus contemporaine qu’il ne m’avait semblé jusque-là. C’est pourquoi je me mis à lui tenir le langage qui m’était habituel dans de semblables occasions. Et après plusieurs paroles futiles et frivoles :

– Voulez-vous m’accorder une faveur ? Dites-moi votre petit nom.

– Je n’en ai pas.

Elle vit que cela me semblait disgracieux. Car elle reprit un peu piquée :

– Penses-tu qu’une femme ne puisse plaire que si elle a un petit nom, comme les dames d’autrefois, un nom de baptême, Marguerite, Thérèse ou Jeanne ?

– Vous me prouvez bien le contraire.

Je cherchai son regard et ne le trouvai pas. Elle avait l’air de n’avoir pas entendu. Je n’en pouvais douter : elle était coquette. J’étais ravi. Je lui dis que je la trouvais charmante, que je l’aimais, et je le lui redis. Elle m’en laissa tout le temps et me demanda après :

-Qu’est-ce que cela veut dire ?

Je devins pressant.
Elle me le reprocha :

– Ce sont des manières de sauvage.

– Je vous déplais.

– Je ne dis pas cela.

– Chéron ! Chéron ! est-ce qu’il vous en coûterait beaucoup de…

Nous nous assîmes sur un banc ombragé par un orme. Je lui pris la main, la portai à mes lèvres… Tout à coup, je ne sentis, ne vis plus rien, et je me trouvai couché dans mon lit. Je me frottai les yeux,
que piquait la lumière matinale, et je reconnus mon valet de chambre qui, dressé devant moi, l’air stupide, me disait :

– Monsieur, il est neuf heures. Monsieur m’a dit de réveiller monsieur à neuf heures. Je viens dire à monsieur qu’il est neuf heures.

Anatole France